Rencontrer, échanger, apprendre.

J’ai participé récemment à mes premières Rencontres Prescrire, sur le thème « Travailler ensemble pour mieux soigner ». Et j’avais envie de vous en faire un compte rendu pas du tout objectif.

Pour situer un peu, les Rencontres Prescrire sont des rencontres organisées par La Revue Prescrire. Revue indépendante des labos et des pouvoirs publics, qui s’est donné pour mission, je cite, « d’apporter aux professionnels de santé, et à travers eux, aux patients, les informations claires, synthétiques et fiables dont ils ont besoin, en particulier sur les médicaments et les stratégies diagnostiques et thérapeutiques. »
C’est devenu ma référence numéro 1 en terme d’information médicale depuis quelques années. C’est un peu austère au premier abord, mais leur boulot est remarquable : analyse de la littérature scientifique, synthèse, recensement des effets indésirables des médicaments… et aussi ouvertures sur des sujets plus larges, des perturbateurs endocriniens à l’accès aux soins ou à la santé scolaire.
Et puis grâce à leur test de lecture, j’ai une excuse pour continuer de stabiloter des trucs (oui, j’aime bien stabiloter, me demandez pas pourquoi!).

Le programme de ces Rencontres Prescrire m’enthousiasmait, tant les interventions que les intervenants (pour une fois pas que des médecins, mais des soignants de tous les horizons, et même des journalistes et usagers du système de soins). Mais je ne savais pas trop à quoi m’attendre.

En résumé, j’ai pas été déçue.

En moins résumé, voir ci-dessous, mais je préfère prévenir, je suis bavarde.

Il y avait quand même des incontournables de rassemblements « médicaux ».
Par exemple, au buffet du petit déjeuner, y’avait du thé et du café, mais pas de chocolat (pourquoi jamais de chocolat? Je suis la seule à ne prendre ni thé ni café au petit déj?).
Mon voisin de plénière avait un beau stylo de labo multicolore, la version avec la notice du médicament qui se déroule quand on tire sur le petit bidule métallique sur le côté.
Et pendant les ateliers, certains se sont amusés à chipoter parce que « pluridisciplinaire » c’est pas pareil que « pluriprofessionnel ».

Il y avait même des points communs avec les consultations. Quand un patient débarque en disant qu’il n’y en a pas pour longtemps, on sait que ça va prendre trois plombes (copyright LoiDeJaddo (N°2) : Plus le patient insiste en disant « Non mais VRAIMENT hein y en a pour UNE minute, même pas ! », moins y en a pour une minute.). Et bien c’est pareil quand un toubib prend la parole après une communication en disant « juste-une-petite-question-ça-va-pas-être-long ». Non seulement il pose trois questions, mais en plus il y ajoute une « remarque personnelle » qui dure aussi longtemps que la communication de départ.

N’empêche que ces deux journées ont été plus riches en remise en question et en réflexion que bien des congrès.
D’abord, pas de labos, pas de tentatives de lavage de cerveau. Les seuls stands étaient pour La Revue Prescrire elle-même et les différents programmes de formation qu’elle propose, et pour Pratiques, revue indépendante aussi, qui réfléchit aux enjeux de la médecine dans la société, avec une belle ouverture vers les sciences sociales, en dehors des circuits habituels de pensée. Un peu utopique, mais stimulant pour les neurones.

Et puis  le fait de ne pas être « entre généralistes » ni même « entre médecins », était aussi enrichissant que je l’espérais.

J’ai par exemple vécu un intéressant changement de perspective, quand je me suis retrouvée dans un atelier avec une grosse majorité de pharmaciens, pour réfléchir aux stratégies à mettre en place quand le pharmacien est en désaccord avec le médecin.

J’ai été bluffée par l’intervention d’Emmanuelle Phan, qui est venue présenter le superbe travail du Ciane, collectif interassociatif autour de la naissance, agréé pour représenter les usagers du système de soins (son intervention par ici). Comment en partant d’interrogations personnelles de quelques-uns, qui se sont rassemblés, le Ciane a construit une démarche militante, réfléchie, organisée, fondée sur des preuves, et participé à faire évoluer les pratiques et les recommandations. Par exemple les recommandations sur l’épisiotomie, modifiées en 2005 suite à la saisie de l’ANAES par le Ciane. La qualité du travail scientifique et de la motivation nécessaires pour ce genre de résultat auprès des autorités de santé force le respect. Ça m’a rappelé que le savoir médical n’appartient pas aux médecins. Et que « travailler ensemble », c’est aussi travailler avec nos patients, et plus largement avec les citoyens et usagers du système de santé.

Dans les couloirs, dans les espaces d’exposition, j’ai vu des posters passionnants, sur des sujets très variés.
Sur les relations entre étudiants en médecine et industrie pharmaceutique (y’a encore du boulot),

poster signé Stéphanie Baron et Loïc Bourvon

sur le devenir des médicaments après la prescription (combien sont délivrés, consommés, et pour quelle raison?)

Extrait du poster « Que deviennent les médicaments prescrits », par Christine Damase-Michel, Laura Ogez et Jean-Louis Montastruc

mais aussi sur les soins aux demandeurs d’asile, sur l’intérêt et le rôle d’une médiatrice dans un centre de santé en Seine Saint Denis, sur l’influence d’un programme d’éducation thérapeutique sur l’observance de patients psychotiques…

Je me suis posé plein de questions lors du débat sur le dépistage du cancer de la prostate et du cancer du sein. L’atelier était animé par Catherine Sokolsky, rédactrice de Que Choisir Santé. Elle a été très claire et néanmoins pointue dans son résumé des connaissances sur le sujet (et encore une fois, le fait de voir quelqu’un qui n’est pas dans le monde médical être beaucoup plus au clair que moi sur le sujet, alors que c’est pourtant un sujet qui m’intéresse, ça rend extrêmement humble!). Ça remettait les idées en place sur les incertitudes majeures de l’intérêt de tout ça (ou sur les certitudes du non intérêt de tout ça).
Le débat portait sur le choix éclairé du patient, et les avis étaient contrastés sur le sujet. Faut-il lui présenter la balance bénéfice/risque et le laisser choisir? Faut-il lui en parler s’il ne pose pas de questions? Le choix éclairé semble une option logique, mais notre façon de présenter les choses influence forcément la décision du patient. Quelle est la différence entre prescrire des PSA à un patient en parfaite santé qui souhaite ce « dépistage », même après explication de la balance bénéfice/risque, et prescrire un scanner corps entier à un autre qui en réclame un « pour voir », ou encore prescrire un médicament type Mediator dont on sait que la balance bénéfice/risque n’est pas bonne, si le patient en veut malgré tout? Comment gérer les recommandations contraires, les pressions plus ou moins commerciales, entre le dépistage organisé et les campagnes « octobre rose » d’un côté, et les preuves assez faibles d’efficacité des mammographies de dépistage en terme de bénéfice pour les femmes?
Plein de questions, pas de réponses, mais ça fait du bien de réfléchir ensemble sur les options possibles.

Et puis il y a eu cet atelier qui m’a fait un peu rêver. Au sujet de l’expérience des maisons médicales belges.
Le mouvement est né dans les années 70. Les soignants qui ont monté ça attendaient la révolution, vivaient en communauté, et avaient décidé de fonder leur approche sur les patients et la pluridisciplinarité, ce qui était tout nouveau à l’époque. Mais finalement, la révolution n’a pas eu lieu, et les maisons médicales ont dû s’installer dans la durée. L’aspect « vie communautaire » s’est estompé, pas le reste.
Le principe des maisons médicales aujourd’hui, c’est d’organiser des soins de santé primaire continus (suivi à long terme), permanents (avec système de garde), en curatif et en préventif, accessibles géographiquement, financièrement, et culturellement. Y participent au moins des généralistes, des kinés, des infirmiers et des accueillants, et puis éventuellement des sage-femmes, des orthophonistes, psychologues, assistants sociaux…
Ça, on peut l’organiser chez nous (à part la fonction d’accueillant qui pour le moment n’existe pas en tant que telle).
Là où pour moi ça devient hautement séduisant en même temps qu’un peu utopique (pour le moment en tout cas), c’est que c’est un vrai travail en commun, avec la possibilité de ne pas passer du tout par le paiement à l’acte. La plupart des maisons médicales fonctionnent au forfait. Le patient s’inscrit à la maison médicale, et la maison médicale reçoit un forfait annuel pour le patient, quel que soit le nombre de consultations/visites/prises en charge pendant l’année. Certaines caractéristiques (âge, pathologie…) donnent lieu à une rémunération forfaitaire supplémentaire. Et la répartition de ces revenus est décidée par l’ensemble de l’équipe de la maison médicale.
L’un des médecins qui témoignaient pendant cet atelier est salariée. Elle travaille 40 heures par semaine, pour à peu près 3000 euros net par mois. Sans avoir à se préoccuper de la gestion technique et administrative de la maison médicale, puisque ça fait partie des rôles des accueillants.
Ça ne coûte pas plus cher à la collectivité : le surcoût en soins primaires est compensé par les économies en terme d’hospitalisations et de soins secondaires, alors même que les patients des maisons médicales sont plus pauvres et plus malades que la moyenne de la population belge.
Et ça marche. Les patients en sont ravis, les jeunes médecins sont attirés par le système.
Il y a probablement d’autres sons de cloche sur l’expérience. Je me dis que tout ne doit pas être rose, que si c’était si bien, tout le système de santé belge fonctionnerait comme ça, qu’il doit y avoir des problèmes propres à ce type de fonctionnement.
N’empêche que cette approche me plaît beaucoup. Le système du paiement au forfait me paraît plus juste que celui du paiement à l’acte. Et le travail en équipe, c’est ce qui me manque le plus depuis la fin de mes stages hospitaliers. On est toujours plus intelligents à plusieurs.

C’est ce même esprit que j’ai retrouvé dans la présentation d’Annick Wostyn, infirmière libérale en moyenne montagne, en France cette fois-ci. C’est un personnage haut en couleurs, qui nous a raconté simplement comment des réunions un peu informelles entre soignants d’un coin de campagne, pour manger ensemble, discuter et se connaître, ont peu à peu donné lieu à des formations communes, des réflexions éthiques, une meilleure organisation des soins avec protocoles et délégations de tâches. Le tout sans certification HAS ni règlement compliqué.
Juste avec l’envie de travailler ensemble.

Le fait de partager des valeurs communes avec la majorité des gens présents pendant ces deux jours, (indépendance et esprit critique, respect de la parole de l’autre, collaboration, patients au centre de la prise en charge) ça m’a rappelé le petit monde de twitter, cette énergie commune pour échanger et faire avancer les choses. En sortant de là, j’avais plein de projets pour mon coin de campagne à moi.

J’avais l’impression que c’était tout simple.

Et puis à la reprise du boulot, je vais retrouver ce pharmacien qui délivre une boîte de 14 somnifères quand je précise bien que je ne veux qu’une boîte de 7 à demi-dose, qui vend pour une fortune des plantes-qui-ne-fonctionnent-pas à la patiente qui vient le voir pour une vraie belle cystite, qui rajoute du rhinadvil au derinox, et qui se fait 20 euros de marge sur les chambres d’inhalation pour les enfants asthmatiques.
Je vais retrouver aussi ce cardiologue qui a arrêté le kardegic de mon patient coronarien stenté il y a un an, en lui laissant son plavix (qui coûte beaucoup plus cher), parce que, je cite « il a une sténose intermédiaire de l’IVA », ce qui à ma connaissance est une raison aussi valable que « il a un trou à sa chaussette gauche ».
Je vais retrouver enfin les bisbilles de campagne entre les kinés du cabinet A et ceux du cabinet B, les rumeurs qui vexent les uns et les autres.

Travailler ensemble pour mieux soigner, ça devient moins simple quand on n’a pas tous les mêmes objectifs et les mêmes façons de faire, mais ça ne va pas m’empêcher d’essayer.

Les idées sont les bienvenues. Je pense commencer par un gâteau au chocolat.

Pour voir le monde autrement

J’ai toujours vécu dans un environnement plutôt privilégié. Dans mon entourage il n’y a pas beaucoup d’ouvriers ou de smicards, et pendant des années, sans rouler sur l’or pour autant, j’ai évolué dans un monde de cols blancs.

C’est au contact de mes patients, en discutant avec eux, en les écoutant me raconter leur travail, leur vie, leurs joies, leurs peines et leurs difficultés, que j’ai commencé à regarder ce qui se passait autour de moi d’un autre oeil.

Quand je vais faire mes courses, j’ai une pensée pour ceux qui ont mis tous les produits en rayon depuis 5 heures du matin, comme Julien. Avec des horaires décalés, et des collègues en arrêt maladie non remplacés, ce qui les oblige à bosser plus vite et davantage (mais pas pour gagner plus). Les articulations ne sont pas faites pour suivre un tel rythme, alors assez vite, les tendinites apparaissent. Le toubib conseille un arrêt de travail, Julien ne veut pas s’arrêter, parce qu’il ne sera pas remplacé, et qu’il ne peut pas faire ça aux collègues. Et puis au bout de quelques semaines, quelques mois, il a trop mal, il n’a plus le choix. Comme il a attendu, c’est plus long à traiter. Il reste en arrêt longtemps. C’est sa collègue Annabelle qui se retrouve à gérer son rayon, en plus du sien. Elle commence à vraiment souffrir de son bras gauche. Et le grand cycle des troubles musculo-squelettiques peut se poursuivre. J’y pense en attrapant ma boîte de chocolats en poudre sur l’étagère du dessus.

Quand je passe à la caisse, c’est plus compliqué. Les hôtesses de caisse ont un rythme tellement rapide pour passer les articles que j’ai du mal à suivre pour remplir mon caddie. Ça me fait mal pour elles, pour leurs épaules et leur canal carpien. Et je ne sais pas ce qui est le mieux : aller aussi vite qu’elles, ou lambiner pour qu’elles puissent se reposer un peu… au risque de diminuer nettement leur rendement, alors qu’elles sont sous pression pour le maintenir, et ça c’est Vanessa qui me l’a raconté. Elle m’a raconté aussi qu’elle n’avait pas le droit de boire pendant les heures de caisse, parce que « ça n’est pas professionnel » d’après sa chef, même si du coup elle a régulièrement des arrêts de travail pour des cystites (parce qu’aller aux toilettes plus d’une fois toutes les 6 heures c’est impossible). Cela dit, comme à chaque fois c’est une journée d’arrêt, ça ne coûte rien à la sécu, jour de carence oblige. Ça lui enlève juste une journée d’un salaire déjà pas mirobolant, tout ça parce qu’elle n’a pas pu boire et aller aux toilettes régulièrement.

Quand, en montant dans ma voiture, j’allume la radio et que j’entends que les Restos du coeur n’ont plus de sous et ne peuvent plus assurer, je pense à Sylvie. Elle n’a pas été à l’école, parce que même si en France l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans, quand on n’a pas de domicile autre qu’une vieille caravane et qu’il faut s’occuper des petits frères et soeurs, l’obligation devient vite optionnelle. Elle a 4 enfants maintenant. Elle s’est toujours battue pour eux. Et elle a appris à lire en même temps que les aînés, pour pouvoir les aider et suivre ce qui se passait dans leur scolarité. La famille n’a pas trop de sous, ils ont recours aux Restos pour réussir à tenir. Même si les enfants aimeraient bien de temps en temps avoir un petit bonus, genre une sucette en passant chez le boulanger, et que ça brise le coeur de leur maman de ne pas pouvoir leur donner, elle est sûre au moins de pouvoir leur donner à manger le soir quand ils rentrent de l’école. Sans les Restos, ce serait encore plus compliqué.

Je n’ai pas d’enfants, mais je peux discuter poussettes, coliques du nourrisson et pyjamas avec de jeunes parents.
Je suis au courant de la plupart des réformes scolaires, et je connais le point de vue d’élèves et de profs sur le sujet.
Quand il y a eu le tremblement de terre en Haïti, j’ai pensé à cette famille qui devait signer enfin les papiers d’adoption de leur petit garçon à Port au Prince.
A l’annonce de la réforme pour l’âge des retraites, j’ai pensé à Charles, à Guy, à Brigitte, et à tous les autres, qui sont déjà « cassés » physiquement par leur boulot, à 50 ans à peine. Je ne voyais déjà pas comment ils allaient tenir jusqu’à leur retraite, alors faire deux ans de rab…
J’entends parler du Pôle Emploi, et des deux côtés de la médaille. Par ceux qui sont inscrits, et par Amandine, qui y travaille, et craque un peu sous la pression de la hiérarchie et de la complexité administrative.
Pour les élections, j’ai le récit de la préparation côté mairie et du stress monstrueux que ça représente pour les employés.
Je discute organisation du ramassage des ordures ménagères de la préfecture avec Edouard, réglementation des voies ferrées avec Thierry, remplacements des exploitants agricoles avec Sophie, marathon du Mont Saint Michel avec Delphine.

Quand j’entends parler d’un sujet, j’ai presque toujours un visage ou une histoire en tête.

Je vois le monde à travers le prisme des histoires de mes patients. Peut-être que c’est le signe d’un trop grand investissement dans le boulot. Mais j’aime bien.

J’ai l’impression que ça m’ouvre les yeux.

edit : Docteur Milie l’avait dit avant moi, en parlant (et en en parlant bien) d’Ouverture sur le monde. Le monde entier dans un cabinet de Seine Saint Denis.

Tenir la distance

Parfois, pour accueillir un patient, je ne peux pas opter pour mon traditionnel « qu’est ce qui vous amène? ». Parce que je n’arrive pas à me rappeler si habituellement je dis tu ou vous au patient assis en face. Et même si ça paraît complètement ridicule, ça n’est pas si rare que ça.

Pourtant au départ, ça me semblait simple. Etudiante, pleine de grands principes, je trouvais que le tutoiement était un manque de respect pour les patients, que c’était peu professionnel. Donc dans mon cabinet à moi, plus tard, ce serait vous pour tout le monde. Enfin pour les adultes, parce que j’allais quand même pas vouvoyer les enfants.

Sauf que les enfants, ces traîtres, ils grandissent. Surtout les ados, qui, presque sans prévenir, deviennent légalement adultes du jour au lendemain. Mais je me vois mal me mettre à les vouvoyer d’un coup à leur majorité.
Donc je tutoie en dessous de 18 ans, et je continue de tutoyer ceux que j’ai rencontrés avant leurs 18 ans.
Ce qui implique de me rappeler à quel moment je les ai vus pour la première fois. Pour certains, je m’en rappelle très bien. Pour d’autres, c’était il y a un an et demi, le souvenir est un peu flou, c’était dans la tranche 17-19 ans et je ne suis pas fichue de me souvenir si je leur ai donné du tu ou du vous.
Et c’est comme ça que je me retrouve à utiliser des phrases complètement bancales du style « qu’est ce qu’on a à voir aujourd’hui » en attendant de retrouver dans le dossier informatique la date de la première consultation, avec rapide exercice de calcul mental pour savoir si c’était avant ou après leur 18ème anniversaire.

Le tutoiement change forcément les choses au niveau relationnel. Mes grands principes d’étudiante anti-tutoiement n’ont pas tenu cinq minutes en médecine de famille, dont l’un des points forts est justement le suivi sur le long terme, de l’enfant à l’adulte et au-delà. Au fil des années, mes patients grandissent/vieillissent, et la proportion de patients que je tutoie augmente. Ce n’est pas pour autant que j’ai l’impression de leur manquer de respect. Ni de me transformer en médecin paternaliste version « mon petit, je sais ce qui est bon pour toi ».
Cela dit, eux me vouvoient. Et même si pour moi le tutoiement est plutôt la reconnaissance d’une histoire commune qu’une tendance à infantiliser, ça crée forcément un décalage. Décalage dans la relation, entre mon tu et leur vous. Décalage aussi entre la relation avec ceux que je tutoie, et la relation avec ceux que je vouvoie, même s’ils ont le même âge, simplement parce que je les ai rencontrés un peu plus tard.

Ce décalage me gêne parfois un peu. Et pourtant, je ne vois pas beaucoup d’autres options.

Je pourrais vouvoyer tout le monde, enfants compris.
Non, en fait, je ne pourrais pas. Je me trouverais complètement ridicule à vouvoyer un enfant de 4 ans. « Oh, elles sont trop belles vos chaussettes Cars! » c’est pas possible.

Je pourrais vouvoyer à partir de 18 ans. Mais à titre personnel, j’aurais trouvé très bizarre que mon médecin de famille se mette à me dire vous à ma majorité alors qu’il me connaissait depuis des années. Plus que bizarre, je crois que je l’aurais mal vécu, comme s’il avait oublié les années précédentes, comme s’il ne me connaissait pas.

Je pourrais simplement leur demander ce qu’ils préfèrent. Mais je n’ai pas encore trouvé de tournure de phrase élégante pour demander « Tu préférez que je vous tutoie ou que je te vouvoie? »

Je n’envisage même pas l’option bonus, qui théoriquement pourrait être valable pour rétablir une relation égalitaire, plus horizontale : leur dire de me tutoyer aussi.
Ça m’est arrivé quelques fois que des patients me tutoient, et ça me met extrêmement mal à l’aise. Bon, il y a les enfants et certains adultes avec un retard mental, qui ont du mal avec le concept du vouvoiement. Là, ça ne me choque pas. Il y a le tutoiement corrélé au taux d’alcoolémie, mais ça c’était surtout pendant les gardes aux urgences pendant mon internat. Comme cet habitué de 40 ans, qui généralement tournait autour de 4g/l d’alcoolémie, et qui m’avait dit un jour où je le bordais dans sa couverture de survie pour limiter à la fois son hypothermie et l’agression olfactive qu’il représentait « T’es gentille, toi, mais maintenant, laisse moi dormir! ». Dans ces contextes, l’emploi du vous ou du tu, ce n’est pas le problème principal.
Mais en consultation, comme je n’habite pas où je travaille, et que je ne fréquente pas mes patients en dehors du cadre professionnel, lorsqu’un patient se met à me tutoyer, ça me fait comme un sursaut dans l’estomac. Comme s’il empiétait sur mon espace personnel, sur mon territoire. Je recadre rapidement, et je ne respire de nouveau confortablement que quand le patient se remet à me vouvoyer.

J’ai besoin d’une certaine distance dans la relation de soin. Le vous m’aide à maintenir cette distance.

Par contre, comme je suis pleine de contradictions, même parmi les patients que je vouvoie, il m’arrive d’en appeler certains par leur prénom.
Le plus souvent, ce n’est pas en direct, mais pour parler d’eux à l’un de leur proche. Typiquement quand je demande des nouvelles du conjoint. Là encore, il y a des phrases bancales. « Votre mari » ou « votre femme », certains le prennent mal quand ils ne sont pas mariés. « Votre conjoint(e) », je trouve ça terriblement pompeux, et « votre ami(e) » ridicule. Je ne vais quand même dire « et comment va madame? ». Donc je demande comment va Patrick, ou, au téléphone, s’il est possible de parler à Audrey. Ce qui ne m’empêche pas de repasser au Monsieur ou Madame Exemple lorsque je les vois en consultation.

Parfois, c’est sur demande du patient. Jeanne, 82 ans et un caractère très entier, me grondait à chaque fois que je lui donnais du Madame Pinceau.
Parfois aussi, le prénom s’impose. Pour accompagner Evelyne par exemple, en fin de vie à domicile, chez qui je passais plusieurs fois par semaine et avec qui je parlais de la vie, de la mort et du reste, assise sur le bord de son lit. Quand elle téléphonait, elle me disait « c’est Evelyne », c’est donc comme ça que je l’appelais.

Personnellement, si un jour je suis malade, option grave maladie potentiellement mortelle, je crois que ça me rassurerait d’entendre mon prénom.
Peut-être la résurgence de la vieille croyance selon laquelle les noms ont un pouvoir. Peut-être le fait d’avoir vu trop d’épisodes d’Urgences quand j’étais ado, où les super-docteurs qui sauvaient tant de monde avaient le prénommage facile.

Tu, vous, nom, prénom.

Ma tambouille relationnelle reste très personnelle, imprégnée de mon ressenti et de mon histoire. Ça manque un peu de règles de savoir-vivre à la Nadine de Rothschild. Il faut dire que le français est une langue compliquée. De temps en temps, le « you » générique des anglophones me paraît terriblement tentant.

En l’absence d’une telle option, j’en reste au stade de la tambouille, cherchant à être suffisamment proche pour soutenir et aider, mais assez loin pour garder une réflexion objective sur ce qui se passe. Pour essayer de tenir la distance.