Maltraitance des soignants, maltraitance des patients

Ce blog n’était vraiment pas prévu comme un espace militant. Il redeviendra bien vite ce qu’il était, petit espace perso de réflexion sur ma pratique de médecine de famille, avec quelques anecdotes. Mais depuis 10 jours, je reçois des mails, des commentaires, des liens vers des documents passionnants. Comme Leya_MK, ça me donne envie de sortir ce que j’ai sur le coeur. Alors puisque cette affaire de chemises d’hôpital me donne l’occasion de parler de dignité à l’hôpital, parlons-en. 

Il y a eu beaucoup de témoignages touchants suite à cette pétition et à sa médiatisation.

Côté patients, l’impression d’être considéré comme un « morceau de viande », de ne pas avoir son mot à dire, de se voir appeler « mamie » dès qu’on a trop de cheveux blancs, de ne pas être informé des examens ou du diagnostic, de voir débarquer 10 personnes dans sa chambre pour la visite médicale, de ne pas savoir qui est qui parmi les dizaines de personnes qu’on voit défiler. C’est intolérable, bien sûr.

Côté soignants, une charge de travail éprouvante, des congés et arrêts maladie non remplacés, pas ou peu de reconnaissance, pas assez de temps pour se former et travailler en équipe, des aide-soignants qui se cassent le dos pour remplacer le lève-malade hors d’usage, et pour beaucoup, le stress constant du décalage entre la façon idéale de prendre soin des patients, et la réalité des conditions de travail. Rosa l’infirmière en parle très bien. Et c’est intolérable aussi.

L’hôpital est malade, tout le monde en souffre. Les chemises des patients n’en sont qu’un petit symptôme. Souffrance et maltraitance ordinaire, pour les usagers comme pour les soignants.

Un rapport de la Haute Autorité de Santé paru en 2009 s’est penché sur ce problème. Il est passionnant. Un peu effrayant, aussi.

La première partie est consacrée à l’analyse de témoignages de patients, et de proches de personnes hospitalisées, sur les différents types de maltraitance qu’ils ont pu constater. Ames sensibles s’abstenir. La deuxième partie s’attache à recueillir les témoignages de personnels de santé sur ces mêmes phénomènes, et sur les causes de cette maltraitance.

« Des professionnels malmenés par l’institution deviennent plus sûrement des professionnels maltraitants ». Tout est décrit. La souffrance des personnels (burn-out et compagnie), une organisation des soins rigide et mal adaptée, un manque de professionnels formés et stables. Et le conflit entre les exigences de personnalisation de la prise en charge et la standardisation des soins.

Dans ce même rapport, on trouve des pistes d’amélioration. Formation des professionnels, signalement des maltraitances. Dynamique de bientraitance, en repartant des attentes des malades et de leurs proches, en prenant du recul sur les pratique par des réunions de service avec analyse des problèmes. « Il faut s’assurer que les professionnels ont les moyens de travailler correctement ».

Je n’invente rien, tout est là, dans ce rapport de 2009. Ces éléments ont été pris en compte dans la procédure de certification V2010 des établissements hospitaliers. Du coup c’est marqué : il faut promouvoir la bientraitance et éviter la maltraitance, et il faut avoir les moyens de le faire.

Il y a juste un petit problème. Il faut avoir les moyens de le faire, mais tout est fait pour que ces moyens ne soient pas donnés. Et si vous n’y arrivez pas, on rajoute une certification, parce que c’est probablement que vous n’avez pas bien compris qu’il fallait faire comme ça. Rameurs, à vos avirons!

Je ne suis pas économiste, ni gestionnaire. Certains aspects du problème m’échappent certainement. Mais je ne peux pas m’empêcher de rêver.

Prenez un service de médecine. Donnez-lui assez de personnel. Par facilité, je mets tout au masculin, puisque le français n’offre pas de termes génériques aux deux genres. Aides-soignants, infirmiers, médecins, mais aussi agents de service hospitalier, cadre, kiné, assistant social, psychologue, technicien, diététicien… et j’en oublie sûrement.

Dans ce service, les équipes ont le temps de faire régulièrement des réunions. Transmissions, évidemment, mais aussi des réunions pour évoquer les situations rencontrées dans le service, débriefer avec le psychologue, échanger de façon pluridisciplinaire.

Il y a suffisamment de remplaçants, donc Martine ne refuse pas l’arrêt de travail proposé par son généraliste quand elle va le voir avec un début de tendinite à l’épaule. Elle est en arrêt un mois, soigne sa tendinite, et rejoint son service. Elle n’attend pas de ne plus dormir pour consulter, elle n’a pas besoin d’une intervention qui va l’immobiliser 6 mois et nécessiter de faire travailler des intérimaires qui coûtent plus cher à l’établissement.

Les aides-soignants n’ont pas 15 patients chacun, donc lorsque M. Dupont sonne, Jacques peut y répondre dans les minutes qui suivent, même si c’est simplement parce que M. Dupont souhaiterait qu’on lui retire le bassin et que ce n’est pas une urgence médicale.

Les décisions médicales sont discutées, en équipe et avec les patients. L’équipe a le temps d’accompagner les annonces de mauvaise nouvelle, les patients en fin de vie. Ils ont remarqué que du coup, il font moins de cures de chimiothérapie « pour dire qu’on fait quelque chose même si on sait que ça ne sert à rien ». Meilleur confort pour les patients, et économiquement pas aberrant.

Pour les patients alités, on dispose toujours des chemises d’hôpital vintage, les blanches à petits motifs bleus qui s’ouvrent dans le dos, et qui évitent de trop manipuler un patient douloureux pour lui mettre le bassin. Mais dès que le patient peut sortir de son lit, on peut lui proposer l’autre modèle de chemise, celle un peu plus longue, qui s’ouvre sur le côté, avec les ouvertures aux épaules pour faire passer les perfusions ou le deshabiller rapidement en cas d’urgence. Ça fait une semaine que Mme Chausson se promène comme ça dans le service. Dans deux jours sa fille qui habite loin doit venir la voir, elle devrait lui apporter quelques vêtements de rechange. Elle pourra aussi rencontrer l’assistant social pour organiser le retour à la maison dans de bonnes conditions. La durée de séjour de Mme Chausson est un peu longue, mais ça lui évitera de revenir dans trois jours parce que le retour à domicile se sera mal passé.

Lors des réunions de service, les initiatives des uns et des autres sont encouragées. Parce que les professionnels de terrain sont les mieux placés pour savoir comment améliorer les soins et leurs conditions de travail. Le cadre a suggéré récemment de faire plus attention à la consommation inutile d’oxygène. Depuis, toute l’équipe fait la chasse au gaspi, et on voit moins de lunettes d’oxygène abandonnées par les patients qui n’en ont plus besoin, mais débitant toujours leur précieux gaz.

Hier, l’infirmier a remarqué que le rideau de séparation entre les deux patients de la chambre 208 ne tenait plus correctement. Pas besoin de remplir un formulaire en trois exemplaires pour justifier la demande. Il a simplement appelé le technicien, qui est passé ce matin rectifier le problème avant que le rideau ne se détache complètement. Bien sûr, pour l’intimité des patients, l’idéal serait de n’avoir que des chambres à une place, mais il faut bien s’adapter aux exigences matérielles.

Est ce que ça coûterait si cher que ça? Est ce qu’on ne peut pas y voir aussi des sources d’économie? Des professionnels épanouis, ça veut dire aussi moins d’arrêt de travail. Et des patients moins stressés vont mieux plus vite. Du temps pour discuter, rassurer, ça peut représenter des économies sur les somnifères et les tranquillisants. De l’oxygène qui ne fuite plus dans les chambres, ça peut financer un nouveau fauteuil roulant plus confortable, y compris pour les patients en surpoids pour lesquels le modèle standard n’est pas assez large. Une meilleure prise en charge des soins palliatifs, ce sont des médicaments parfois très chers et plein d’effets secondaires qui peuvent être arrêtés sans perte de chance pour les patients.

Si on fait le lien avec la médecine ambulatoire, on peut même optimiser encore le système. Parce que certains examens faits en ville et refaits à l’hôpital par principe ne sont pas indispensables. Parce qu’organiser le retour à domicile d’un patient hospitalisé, ça diminue la probablité d’une réhospitalisation, avec ambulance et frais importants. Parce qu’un patient qui arrive aux urgences avec des informations correctes de la part de son médecin traitant, ça fait gagner du temps, de l’efficacité et de l’argent à tout le monde.

Et en encourageant une formation médicale indépendante des firmes pharmaceutiques, là je pense qu’on peut vraiment faire des économies tout en améliorant la prise en charge de nos patients.

A part quelques moutons noirs très minoritaires, les soignants ne sont pas maltraitants. Si on leur donnait les moyens nécessaires pour ne pas le devenir, tout le monde irait mieux.

J’avais prévenu, j’aime bien rêver.

« L’homme raisonnable s’adapte au monde; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. »
George Bernard Shaw

Et chez vous, comment ça se passe?

Je suis épatée.

Cet article sur les chemises d’hôpital, il est venu d’une réaction émotionnelle, pas d’une longue réflexion sur l’état des lieux à l’hôpital.

Je savais qu’on était plusieurs à être agacés par ces chemises laissant voir les fesses des patients. C’était frustrant, cette impression de ne rien pouvoir y faire… alors après l’avoir dit sur le ton de la boutade, j’ai fini par la lancer, la pétition.

Et ça a pris au-delà de mes espérances. Entreprise collective, qui a trouvé un bel écho. La pétition a commencé à rassembler du monde, plus de 2000 personnes à l’heure où j’écris ce petit mot.

D’où l’épatage dont je parlais au début. Un sincère remerciement à tous ceux qui ont relayé l’info, qui ont signé, qui ont laissé des commentaires.

Deuxième effet Kiss Cool, il y a aussi eu des critiques.

« Cette affaire de chemises d’hôpital, ce n’est pas le principal problème du système de santé, ni des patients, ni des hôpitaux. » C’est certain, rien à dire là-dessus. C’est un détail qui peut être choquant, mais c’est un détail. Moi aussi, à choisir, je préfère avoir les fesses à l’air et être bien soignée, plutôt qu’avoir une chemise plus longue et mieux fermée et des soins de moins bonne qualité.

Mais il y a aussi eu tout un tas de variantes sur le thème « Ça ne concerne que quelques services dans quelques hôpitaux« , ou « Ce n’est que pour les gens qui arrivent sans leurs affaires« .

Et là, je suis moins convaincue.
Peut-être que mes patients et moi, on n’a vraiment pas de chance, et qu’on habite dans le seul endroit de France où la majorité des services utilisent ces chemises.
Peut-être qu’après tout, on s’énerve pour rien, et que ces chemises ouvertes aux fesses sont déjà des modèles en voie de disparition.

Comment ça se passe, dans « votre » hôpital, celui où vous êtes passé récemment en tant que patient ou visiteur, ou celui où vous travaillez? Quelles tenues sont proposées aux patients?

Si vous le souhaitez, si vous avez deux minutes, vous pouvez répondre à cette question par ici: Enquête – Quelle chemise d’hôpital dans quel établissement?

A nous tous, on doit pouvoir faire un état des lieux.
Promis, quand j’ai les résultats, je vous dessine une carte de France des fesses à l’air ou fesses couvertes!

Edit : En attendant la carte de France façon carte météo, vous pouvez déjà jeter un coup d’oeil sur les résultats du sondage sous forme d’un joli tableau excel.

Edit 2 : poursuite de la réflexion par ici : Maltraitance des soignants, maltraitance des patients.