Chacun sa route, chacun son chemin

Un des aspects que je préfère dans mon métier, l’un de ceux qui me rappellent que je suis vraiment médecin de famille, c’est de voir mes patients devenir parents. Suivre les grossesses, puis les bébés, puis les voir grandir et voir la famille s’organiser. Je trouve ça fabuleux de voir la diversité des itinéraires par lesquels passent mes patients pour construire leur famille.

Parfois, c’est la route considérée comme classique. Presque un cliché. Rencontre, vie en commun, parfois mariage, arrêt de contraception, acide folique, grossesse, nausées, gros ventre, bébé, adieu les grasses mats et bonjour les couches à changer, les gouzi-gouzis et les traces de régurgitations sur l’épaule.

Mais finalement, cette route classique n’est pas la plus fréquente.

Souvent, il y a des déviations.
Quand Delphine a fait une fausse couche alors qu’elle était installée depuis un an avec Mathieu, ça a été super dur. Elle en a pleuré longtemps. C’était il y a quatre ans. La semaine dernière, j’ai vu sa petite Juliette, 2 ans, accompagnée par son papa Clément, Mathieu ayant quitté le paysage depuis un bout de temps. C’est Juliette qui m’a raconté, toute contente, que sa maman avait un bébé dans son ventre.
Parfois, la route réserve de sacrées surprises. Il y a 10 ans, on a clairement expliqué à Paul et Nathalie qu’ils étaient stériles. Leur fils a aujourd’hui six mois. Comme c’était  pour eux impossible que Nathalie soit enceinte, même sans règles, fatiguée et nauséeuse, on a découvert la grossesse à 4 mois passés, c’était assez rigolo.
Il y a aussi des routes qui passent par des paysages exotiques et lointains. Tout le cabinet médical a retenu son souffle dans les suites du tremblement de terre en Haïti. On savait que deux de nos patients étaient partis y chercher leur fils. C’était déjà leur fils, ils le connaissaient depuis plus de deux ans, ils nous avaient déjà montré les photos. Heureusement, ils n’ont pas été blessés. Mais il a fallu 6 mois de plus pour que Théo vienne habiter en France avec eux. 
Parfois, la route est longue, la grossesse se fait attendre. Certes, arrêter sa contraception, ça ne veut pas dire qu’on va tomber enceinte aussitôt. Mais quand ça traîne trop, on y met du médical. Beaucoup de médical. Des courbes de température, des prises de sang, parfois un glamourissime test post-coïtal, et puis encore des prises de sang, et des injections, et des échos… 
Des parcours d’obstacles dans ce genre pour fonder une famille, j’en ai vus. 
Mais l’un des pires, c’est celui de Laetitia et Fred. Ça fait longtemps que leur projet de bébé est réfléchi et décidé. C’est qu’il fallait mettre des sous de côté, histoire de pouvoir financer les aller-retours à la clinique, les consultations, les prises de sang, les tests génétiques, les médicaments… C’est pas donné, tout ça. Et puis en terme d’organisation, il faut trouver des excuses pour s’absenter du travail du jour au lendemain parce que l’insémination, c’est demain, et que la Belgique c’est vraiment pas tout près.
Parce que oui, petit détail. Fred, c’est Frédérique, pas Frédéric.
Fred et Laetitia n’ont pas le droit d’adopter, parce qu’elles s’aiment et vivent ensemble, mais sont deux filles.
Pour la même raison, elles n’ont pas accès à la procréation médicalement assistée en France.
Alors elles ont décidé d’aller en Belgique pour mettre leur bébé en route, malgré les nombreuses contraintes que ça engendre.
Il fallait faire des prises de sang, des sérologies à répétition.
Il fallait des échos à J10 et J12 de chaque cycle, pour chaque insémination.
Elles ont été en Belgique une bonne quinzaine de fois en tout, mais pour le reste, on a tout fait sur place.
J’ai un peu hésité quand elles m’ont demandé les ordonnances. Pas sur la question de faire les ordonnances ou pas, mais sur la question du NR. NR, c’est pour Non Remboursé. C’est pour signaler qu’on est en dehors des recommandations officielles pour une prescription, et que la sécurité sociale ne remboursera pas les soins. Je suppose que j’aurais dû le noter dans ce contexte. En fait j’en sais rien, je ne sais pas s’il y a vraiment une règlementation concernant tout ça. En tout cas, je n’ai pas noté NR. Le labo et le radiologue se sont un peu étonnés que les examens ne soient pas pris en charge à 100%, comme c’est l’usage pour la procréation médicalement assistée. Fred a joué l’ingénue une ou deux fois, et ils ont arrêté de poser la question. La sécu n’a rien dit. Tous les examens que j’ai prescrits ont été remboursés. 
Ça me va très bien comme ça. Et si je suis convoquée par le médecin conseil de la sécu, je lui expliquerai mon point de vue. 
Je ne vois pas pourquoi les couples de deux hommes ou de deux femmes ne pourraient pas avoir d’enfants. La preuve, certains et certaines en ont déjà. Et je ne comprends pas où est le problème. 
Les opposants à l’homoparentalité disent mettre en avant le bénéfice de l’enfant. Ils brandissent le spectre d’une mise à l’écart de ces enfants grandissant dans des familles atypiques, ou celui de difficultés de construction psychique, parce que certains psys disent que Freud a dit que ça pouvait pas marcher s’il n’y avait pas un papa et une maman. 
Mouais. 
Sauf que plein d’autres psys s’accordent à dire que les enfants trouveront toujours une figure masculine et une figure féminine dans leur entourage, même avec des parents du même sexe, et que ce n’est pas ça qui va les empêcher d’avoir un développement psychique et émotionnel normal.
Et que les études disponibles sur le sujet ne montrent pas de différence entre les enfants élevés dans des familles avec parents hétéros, et ceux élevés dans des familles homoparentales. 
Tout ce raisonnement, il repose sur un argument qui ne tient pas. Sur un soi-disant principe de précaution du « ça pourrait éventuellement peut-être être plus difficile alors il vaut mieux pas ». 
Si on veut être logique, il faut alors interdire l’adoption et la procréation médicalement assistée à plein de monde. Aux pauvres (ben oui, élever un enfant ça coûte cher, et puis on sait bien que les pauvres deviennent plus souvent délinquants et chômeurs, on ne va pas imposer ça à un enfant!). Aux handicapés (Brrr, des parents sourds, ils n’entendraient même pas pleurer leur bébé, ce serait hyper dangereux!). Aux fumeurs (parce que les enfants exposés au tabagisme passif sont plus à risque de bronchiolite et d’asthme). Aux gens malades (parce qu’il faut être en forme pour s’occuper d’enfants). Et ainsi de suite. 
Refuser le droit d’avoir des enfants à un couple simplement parce que c’est un couple formé de deux personnes de même sexe, c’est purement et simplement de la discrimination. On ferait la même chose pour les aveugles ou les chômeurs, tout le monde crierait au scandale, et à raison. 
Des itinéraires pour construire sa famille, il y en a autant que de familles. Nous sommes tous différents, et cette diversité fait la richesse de nos sociétés humaines.
La route pour devenir parent est déjà suffisamment difficile comme ça. Je trouve injuste d’y ajouter des obstacles et des sens interdits à des couples qui s’aiment et souhaitent donner un foyer à un enfant. 
Pour Fred et Laetitia, le chemin continue : après quatre inséminations, Fred est enceinte de 6 mois, et tout se passe très bien.
J’espère vraiment que si, dans quelques années, elles souhaitent donner un petit frère ou une petite soeur à leur aîné(e), le chemin qu’elles auront à emprunter sera devenu un peu plus facile. 
 
 
PS: une réflexion intéressante par ici, et un témoignage émouvant par là