Bisounours vs. Alien

Notre monde est un monde hostile.
Il y a des guerres, la famine, les ressources d’énergie qui diminuent, le chômage, le Poussin Piou, les maladies, l’URSSAF, la misère, les sans-abris, les mariages forcés, les conflits religieux, le racisme, la météo de ce printemps 2013, les accidents, les catastrophes plus ou moins naturelles.

Et puis il y a toutes les histoires qu’on entend ici et là, à la radio, à la télé, dans les journaux.

Notre monde, c’est en même temps Alien (l’horreur horrible qui fait peur) et la MaisonQuiRendFou (l’horreur usante plus subtile). Parce que comme s’il n’y avait pas assez avec les guerres, la famine, la misère, les maladies… on y rajoute les administrations, les règlements à la noix, les procédures qualité et les limites arbitraires idiotes.

Puisque le monde est hostile, la vie doit être une guerre permanente. Il faut se méfier de tout.

Quelqu’un offre un bonbon à un enfant? C’est un bonbon empoisonné. Ou un pédophile. Ou un kidnappeur.
Vous roulez fenêtre ouverte en ville? Vous allez vous faire car-jacker. Ou au moins vous faire voler votre sac gentiment posé sur le siège passager.
Les radars, le code de la route? C’est pour que l’état se fasse du fric sur le dos des pauvres automobilistes.
Quelqu’un s’approche de vous dans la rue? C’est pour vous subtiliser votre portefeuille, ou le téléphone dans votre poche de manteau.
Vous voulez faire votre boulot efficacement? Ça sert à rien, vous devez suivre le Protocole, donc pourquoi faire des efforts.
Vous partez seul en vacances? Vous allez vous faire enlever.
Un patient vous réclame un arrêt de travail? C’est un fraudeur.

« Les gens » sont méchants, « les gens » sont idiots, « les gens » vous veulent du mal, « les gens » veulent s’en mettre plein les poches avec le moins d’efforts possibles.

 Vigilance constante, comme dirait Maugrey Fol-Oeil.

Sauf que moi, je ne veux pas vivre comme ça.

Je veux croire que le gars bizarre qui s’approche, peut-être qu’il ne veut que discuter, et que lui dire bonjour avec un sourire n’est pas une prise de risque délirante. Que si le code de la route existe, c’est pour protéger les usagers de la route. Que je peux partir seule en vacances sans me faire enlever (je parle de vacances en Ecosse, là, pas d’un trek au milieu du Sahel en pleine zone de conflits).
Je veux croire que fondamentalement, « les gens » cherchent avant tout à être heureux et à ne pas trop en baver dans la vie. Que les fraudeurs, les voleurs, les zaffreux, ne représentent qu’une toute petite partie de la population.

Je me fais traiter de grande naïve. Je me fais traiter de Bisounours.

La plupart du temps, je m’en fiche. Je préfère être un Bisounours que vivre en permanence dans la méfiance, la peur et la déprime. Ça ne m’empêche pas d’être consciente des problèmes autour de moi. Au contraire, même, ça me donne encore plus envie de faire bouger les choses, pour que le monde ressemble un peu plus à mon idéal.
En plus, quand on est un Bisounours, on reconnaît assez facilement les autres Bisounours autour de soi. Et comme ça, on peut faire des assemblées de Bisounours, pour discuter de ce qu’on pourrait faire avec nos petits pouvoirs de Bisounours pour bisounoursiser un peu le monde.

Ça fait du bien, de ne pas être toute seule. Après un peu de temps passé avec plein d’autres Bisounours, je me mets même à y croire, à me dire que c’est possible. Je me dis que peut-être, aller manger un croissant au ministère, c’est participer à une réflexion qui peut déboucher sur du mieux.

Et puis je retourne dans la vraie vie. Je me reprends une ou deux claques. On me rappelle que je suis une grande naïve, et que les Bisounours ne sont pas faits pour vivre dans la vraie vie. C’est fatigant, d’être un Bisounours.

Parce que la vraie vie, c’est Bisounours contre Alien dans la MaisonQuiRendFou.

C’est pas gagné pour les Bisounours.

Farfadocadrénaline, alias Bécassine au pays du SMUR

Prenons une catastrophe, du genre grosse catastrophe. Comme dans un film de Roland Emmerich. Ou plutôt, prenons un tour de passe-passe, au cours duquel je change d’identité, comme dans Freaky Friday entre la mère et la fille.
(Désolée, c’est férié, neurones en vacances, donc références « cinématographiques » tellement pourries que je mets des guillemets à « cinématographiques ».)
Imaginons donc que soudain, je me retrouve SMURiste-Régulatrice.
Et bien la catastrophe ne ferait que commencer. (faut le dire avec une grosse voix comme dans une bande-annonce de Roland Emmerich)

Parce que Farfadocadrénaline, ce serait Bécassine au pays du SMUR. Gentille, pleine de bonne volonté, mais pas très efficace.

Farfadocadrénaline et sa valise d'urgence.

Farfadocadrénaline et sa valise d’urgence.

Bon, le costume blanc du SMURiste, ça, j’aime bien. Beaucoup plus fonctionnel que la robe de Bécassine ci-dessus. Plein de poches, pas du tout glamour mais fonctionnel, ça m’irait bien.

L’arpège du départ en intervention, par contre, ce serait pas bon pour mes surrénales. (les surrénales, ce sont les petites glandes juste au-dessus des reins qui sécrètent l’adrénaline).
J’ai des surrénales très sensibles au stress. Je déteste les situations d’urgence, de danger potentiel. J’ai mis plus de 25 ans à pouvoir monter dans un manège à sensations. Même le petit train de la mine, j’y arrivais pas, alors que des gamins de 6 ans montaient dedans en rigolant. En voyage avec des copines il y a quelques années, on s’est retrouvées sur une petite route de montagne sur laquelle il était impossible de croiser un autre véhicule. J’ai cru mourir à chaque virage.
J’ai arrêté de mettre des chansons que j’aime bien comme sonnerie de portable, parce qu’après quelques gardes, je faisais une montée de stress à chaque fois que j’entendais la dite chanson, à la radio ou au supermarché.
Alors l’arpège du SMUR, brrrr, rien que d’y penser, j’en ai la gorge nouée. 

Admettons que malgré tout, je survive à la musique. Départ en intervention. Pimpompimpom… Ma petite voix interne ferait «ohmondieuohmondieuohmondieu», et je me retrouverais tachycarde, en sueurs, la boule au ventre et un peu nauséeuse.
Parce que je déteste aller trop vite en voiture. Vraiment. Ma famille toute entière dit que je conduis comme une mamie. Je hais quand le conducteur change de file toutes les 3 secondes, ou fait mine de pousser les gens devant, ou klaxonne comme si ça allait dissoudre le bouchon. Et j’ai beau savoir que c’est normal pour le camion du SMUR de faire tout ça, j’aimerais quand même pas ça si j’étais dedans. Y’aurait peut-être moyen de négocier avec le régulateur pour n’avoir que des interventions sur lesquelles on peut respecter le code de la route? Non? Vraiment pas?
Bon. Tant pis pour mes surrénales alors. J’aurais probablement besoin d’une greffe au bout d’une semaine.

Et tout ça, ce serait avant même le début de la moindre intervention. Pendant les interventions SMURistiennes, le niveau de catastrophitude de Farfadocadrénaline dépendrait forcément du niveau d’urgence de l’intervention.
Sur les petites urgences, je gèrerais. La crise d’angoisse, la douleur abdo à ECG normal, même le sepsis sévère qui va mieux après une ou deux poches de soluté que l’infirmier a passé tout seul tellement il a l’habitude, ça, ça irait.
Par contre, dès qu’une décision médicale urgente serait nécessaire, ça se gâterait un peu.
C’est qu’en fait, je ne suis jamais passée en stage en SMUR, ni en réa (enfin si, en réa, j’ai fait un stage en tant qu’externe mais j’ai pas touché un patient). Mon stage aux urgences a été le pire stage de mon internat, et de toute façon on ne gérait pas le déchoc.
Je suis donc extrêmement mal ou non formée pour la réanimation, les polytraumas, la VNI… J’ai intubé une fois, au bloc, sur l’homme à la plus grande bouche du monde, et encore, j’y suis pas arrivée du premier coup. Et c’était y’a bientôt 10 ans. Si la survie du monde en dépendait (rien que ça, oui) et que je doive absolument devenir SMURiste, bien sûr, je ferais tout pour me former. Je passerais mes nuits à apprendre les protocoles, je noterais tout dans un petit carnet plein de marque-pages, je squatterais les salles d’induction anesthésique au bloc pour apprendre à intuber… Mais si j’étais soudainement transposée dans la peau d’une SMURiste, je serais Bécassine au pays du SMUR.

A moins que… le pimpompimpom c’est bien joli, mais je pourrais peut-être rester planquée en régulation?
Après tout, j’en fais un peu, de régulation téléphonique.
Mais à mon cabinet. Avec mes patients ou ceux de mes collègues, que je connais, pour lesquels j’ai un dossier médical (plus ou moins) complet sous les yeux. Je sais que Mme Pivoine a une démence débutante et qu’elle appelle trois fois par jour pour ses douleurs. Je sais que par contre Mr Sabot consulte tous les 36 du mois, et que la dernière fois, son «J’ai un peu mal au bras depuis la semaine dernière», c’était une fracture. Ça aide à identifier le degré d’urgence. Et puis quand ça se complique, quand Mme Fraise appelle, alors que je suis en pleine consultation, parce que son mari a une douleur thoracique typique, je peux toujours dire « Là, il faut appeler le centre 15 ».

Mais si j’étais régulatrice au centre 15… Ben ce serait moi, le centre 15!

Je régulerais donc. Avec deux petites bonnes femmes sur les épaules. A droite, OnSaitJamais, l’économe «Il vaut mieux garder une équipe disponible, on sait jamais, il peut y avoir un appel pour un arrêt dans 10 minutes, si tu as envoyé ton dernier SMUR à Tataouine Les Eaux, comment tu vas faire?». A gauche, EtSi, la stressée de la vie de tout «Et si le gamin avec 39 depuis 10 minutes il avait une méningite? Et si la gastro c’était une intox aux champignons?».
OnSaitJamais et EtSi se chamailleraient sans cesse.
Mon niveau de stress et d’adrénalinémie serait à peine moins élevé qu’en intervention.
Et j’en ferais baver aux médecins effecteurs, SMURistes, urgentistes ou généralistes. Avec en plus la joie immense de me faire engueuler par tout le monde, les patients parce que je ne leur donne pas forcément ce qu’ils veulent, et par les médecins de garde parce que je les dérange pour rien.

Heureusement, les échanges d’identité pendant la nuit, où on se réveille le matin dans la peau d’une autre, ça n’existe pas. Et heureusement, certains et certaines surkiffent les vagues d’adrénaline qui me font horreur.

Je râle quand je suis de garde. Parce que j’aime bien râler, parce que j’aime pas trop être de garde, et parce que oui, ça me fait suer de voir quelqu’un à 22h pour une conjonctivite qui va coûter 68,5€ à la sécu. Je râle aussi parce que oui, parfois, certains régulateurs sont des cons incompétents. De la même façon que certains généralistes sont des cons incompétents.

Mais pour moi et pour les autres, je suis tellement, tellement contente de faire mon métier et pas le leur.

Alors merci aux urgentistes d’être urgentistes. Merci aux régulateurs de réguler.
Et tant que j’y suis, merci aux cardiologues d’ECGer et de cardiologiser, et aux chirurgiens d’inciser, drainer et exéreser, et aux sage-femmes d’accoucher et sagefemmiser, et aux radiologues de radiologiser, et aux pneumologues de lavage-broncho-alvéolairoliser et de pneumologiser, et aux dermatologues de dermatologiser, et aux kinés de masser et kinésithéraper, et aux infirmiers de panser perfuser et évaluer, et aux biologistes d’analyser, et aux psychiatres de boyaux-de-la-têtiser, et aux aide-soignants et à tous les autres de faire chacun et chacune ce pour quoi ils sont formés et ce qu’ils aiment faire.

Comme ça, à nous tous, on soigne.