Vous ne faites pas de carte de fidélité?

J’ai beaucoup d’enfants parmi mes patients. Enzo, Lisa, Titouan, Zoé, Nathan, Alexandre, Manon, Emma, Mathis… Des tout-petits, des plus grands. Dans l’ensemble, ils sont en pleine forme. Des enfants en pleine forme, théoriquement, ils ne devraient venir chez le docteur qu’une fois de temps en temps, pour surveiller leur croissance, leur développement, et faire les vaccins.

Mais voilà, il y a les meilleurs amis des enfants : les microbes!
Les microbes aiment bien les enfants.
Les parents n’aiment pas les microbes.
Le docteur sait guérir les microbes.
Donc les parents emmènent leurs enfants chez le docteur.

Ils arrivent alors que la fièvre n’est apparue que depuis quelques heures et que le médecin n’y peut strictement rien dans l’immense majorité des cas, puisque c’est le plus souvent viral, et que ça va passer tout seul.

Parce que, attention, scoop, la phrase « le docteur sait guérir les microbes » est fausse.

Bien sûr, je comprends que des parents soient inquiets pour leur enfant.
C’est vrai qu’un rhume, chez un petit bébé, ça peut être super impressionnant, vu leur capacité à ronfler à 90 décibels pour trois gouttes de sécrétions dans le nez.
C’est vrai aussi qu’une gastro, ça peut être grave, qu’il faut faire attention à la déshydratation.
C’est vrai que les pneumonies, ça existe. Les crises d’asthme, les otites purulentes bactériennes aussi.
C’est vrai que des fois, il faut des antibiotiques.
C’est vrai aussi qu’il ne faut jamais prendre à la légère l’inquiétude d’une maman ou d’un papa.
Même si le plus souvent, chez un enfant de plus de 6 mois, le traitement, c’est paracétamol, sérum physiologique pour le nez, et puis c’est tout. (Avant 6 mois c’est souvent pareil aussi, mais on les surveille de plus près. Et avant 3 mois ils n’ont pas le droit de faire de la fièvre, c’est plus simple).

Donc je ne râle pas contre les parents qui prennent rendez-vous parce que leur enfant a de la fièvre depuis le milieu de l’après-midi, ou qu’il n’a pas dormi de la nuit. Ça a même un côté rituel assez sympathique de voir les parents débarquer en me disant « Nathan a de la fièvre depuis hier, il n’était vraiment pas bien » pendant que Nathan, deux ans et demi, court en rigolant s’installer sur la grande chaise pour piquer la place à son papa. Du coup les parents s’excusent en disant « Ben là on lui a donné du doliprane, alors ça se voit pas trop! »

Je souris un peu, des fois.

Mais après je prends le temps d’un examen complet. Et j’explique, et on discute. Des signes de gravité, des signes de gêne respiratoire. Que quand ça coule jaune, ça ne veut pas dire que c’est surinfecté. Que les ganglions c’est plutôt bon signe, c’est qu’il se défend. Que des fois on peut avoir mal aux oreilles même sans otite. Que de toute façon la première année en collectivité, c’est normal qu’il soit enrhumé quasiment en permanence d’octobre à avril. Que là, c’est très probablement viral, et que non, il n’y a pas besoin d’antibiotiques, mais que si la fièvre dure plus de trois jours, il faudra revenir pour refaire le point.

Et consultation après consultation, mois après mois, hiver après hiver, certains messages passent.

La plupart du temps, entre leurs parents qui gèrent de mieux en mieux, et leur système immunitaire qui s’entraîne et devient plus performant, je vois beaucoup moins mes petits patients après. Je les vois pour la visite annuelle et les certifalacons. Eventuellement une ou deux fois dans l’hiver, quand la fièvre traîne un peu, ou parce qu’il y a eu une épidémie de scarlatine à l’école. Mais je ne les vois plus pour les rhumes.

Et puis il y a mes habitués, ceux dont je reconnais la voix au téléphone. Pas plus malades que les autres, mais il s’écoule rarement plus de 15 jours sans qu’ils viennent me voir. Ils ont leurs petits rituels au cabinet médical, leurs livres préférés, savent où sont rangés les crayons, qu’en disant «s’il te plaît », ils peuvent avoir une feuille pour faire un dessin, et connaissent par coeur la petite chorégraphie de l’examen.

Pour certains, c’est parce que les parents restent super inquiets. Parce qu’une fois, Noé avait fait une convulsion fébrile, et que même si ce n’est pas grave c’est quand même super impressionnant. Ou parce qu’Emma fait régulièrement des crises d’asthme qu’on a du mal à contrôler, et qu’à chaque rhume ça a tendance à recommencer.

Mais pour plein d’autres, les parents n’ont pas l’air tellement inquiets. Ils sont contents de ne pas avoir besoin d’antibiotiques, me disent sans que je leur demande qu’il leur reste du doliprane à la maison. Ils savaient que ce n’était pas grave, ils savaient déjà quoi faire, ils savaient même dans quels cas reconsulter. C’est juste le message du « ce n’est donc pas la peine de venir » qui n’est pas passé.

De temps en temps, je finis par comprendre pourquoi ils sont venus. La consultation pour le petit est un prétexte pour aborder autre chose, les conflits avec la hiérarchie au boulot, l’oubli de pilule d’avant-hier, les insomnies depuis plusieurs semaines… Parfois même on se met d’accord pour reprogrammer un rendez vous juste pour ça, sans les enfants, pour avoir le temps de s’en occuper comme il faut.

Plus souvent, mes antennes-à-détecter-les-motifs-cachés-de-la-consultation doivent être en panne, parce que même en lançant quelques perches, je ne trouve vraiment rien d’autre que le nez qui coule et 38 depuis la veille. Ce sont des consultations reposantes, on discute, on rigole, je rattrape un peu de retard. Comme une respiration au milieu de journées parfois un peu difficiles.

Mais je trouve quand même ça un peu bizarre de prendre rendez vous chez son médecin juste pour venir lui dire bonjour.

Et si je repassais mon diplôme?

Allez, challenge : au bout de cinq ans de pratique en médecine générale, est ce que je validerais encore mon DES (1)?

La question m’est venue en apprenant ce qu’on demande maintenant aux internes.

J’ai fait partie de la première promo de médecine générale à avoir passé les fameuses ECN (2). Ça ne fait pas si longtemps que ça. La médecine générale est devenue une Spécialité, et la Théorie a débarqué, avec ses grands mots compliqués et sa majuscule. Les missions du généraliste sont divisées en tout un tas de compétences, et bien sûr, les internes doivent acquérir ces compétences pendant leur formation, afin de devenir des médecins réflexifs, adoptant une approche centrée patient, et s’appropriant divers  concepts bio-médico-psycho-sociaux (ajouter les termes de paradigme, bibliographie en format Vancouver ou encore référentiel métier, à saupoudrer sur la phrase où vous voulez).

Pendant mon internat, ça commençait juste. On a eu droit aux rédactions de Récits de Situations cliniques Complexes et Authentiques, les si sympathiques RSCA, mais les évaluateurs n’étaient pas trop pointilleux. Il fallait juste montrer qu’on se posait des questions sur ce qu’on faisait, et qu’on savait aller chercher les réponses. Et le jour de ma validation de DES, j’ai tapé la discute vingt minutes avec un professeur du CHU et un généraliste enseignant, et pouf, validée.

Cinq ans plus tard, ce n’est plus la même affaire. Il y a toute une procédure à suivre pour obtenir la validation des trois ans d’internat. Dans le lot, certains critères me semblent logiques, d’autres moins, et certains sont simplement incompréhensibles.

Il faut avoir validé ses stages. 6 stages de 6 mois. Indispensable, et selon moi, l’essentiel de la formation professionnelle. Il y aurait beaucoup à dire sur leur contenu, l’attitude des chefs, à l’hôpital comme en cabinet de ville, la valeur pédagogique très variable selon le stage. Mais du point de vue validation, ce n’est pas ce qui pose problème, vu que la plupart des chefs signent la feuille de validation même s’ils n’ont croisé l’interne que trois fois dans le semestre.

Il faut un tas de points de formation théorique. Points qu’on peut acquérir par des cours à la fac (mais pas accessibles à tout le monde parce qu’il y a plus d’internes que de places pour les cours), par des tests de lecture (ça OK, j’ai appris plein plein de choses grâce au test de lecture de la Revue Prescrire), mais aussi, et pour la même valeur de points, par des formations genre « dîner le soir sponsorisé par un labo où on mange beaucoup et où on entend un blabla de 10 minutes sur telle pathologie-que-justement-comme-par-hasard-on-a-un-nouveau-médicament-qui-marche-tellement-trop-bien-dessus-regardez-mon-beau-graphique-animé-de-toutes-les-couleurs! ». Très discutable.

Il faut présenter un mémoire de DES, avec un beau power point, et une bibliographie rédigée tout bien comme il faut, et un port-folio, avec tous les Livres Qu’Il Faut Avoir Lus dedans, c’est mieux (liste de Livres Qu’Il Faut Avoir Lus variable selon l’évaluateur, sinon c’est pas rigolo).

Il faut avoir dans sa besace plein de RSCA. Mais attention, plus ça va plus ça se complique pour que le récit soit validé, vu que, année après année, les théoriciens rajoutent des critères pas toujours très compréhensibles : explorer les différents champs de compétences du généraliste, exposer tous les déterminants pertinents de la décision de soins, établir un diagnostic de situation, aborder la démarche EBM, décrire la communication verbale et non verbale du patient… le tout de façon concise et synthétique, évidemment! Et sachant que les critères définissant un « bon » ou un « mauvais » RSCA  sont soumis à interprétation subjective, un récit peut être considéré comme tout à fait correct par un évaluateur, et parfaitement insuffisant par l’autre.

Il est bien vu d’avoir un ou deux projets de recherche ou d’articles en cours.

Il faut enfin acquérir un niveau « compétent » pour les différentes compétences du médecin généraliste. La liste des compétences a été établie par un groupe d’experts, et on peut mettre à boire et à manger dedans.

  1. Avoir un rôle de soins de premier recours, savoir gérer l’urgence et l’incertitude.
  2. Organiser le suivi du patient, la coordination des soins.
  3. Faire de l’éducation en santé, du dépistage, de la prévention, penser à la santé publique.
  4. Adopter une approche centrée patient
  5. Communiquer de façon adaptée avec son patient.
  6. Rajouter une cuillerée d’éthique, un saupoudrage de juridique, un zeste d’autoformation et d’autocritique, et un peu de gestion du cabinet médical.

Voui voui voui… donc ce sont des compétences de médecin généraliste.

J’espère tout de même que les médecins « non généralistes » n’en sont pas trop éloignés. Une orthopédiste ne devrait-elle pas communiquer de façon adaptée avec son patient? Un cardiologue se préoccuper de coordination des soins? Une interniste gérer l’incertitude d’un diagnostic? Ou encore un urologue se préoccuper de dépistage (au hasard)?

Cela dit, c’est vrai, ce sont des aspects majeurs de notre métier.

Et puis, à part sur le patient, sur quoi pourrait-on éventuellement centrer notre approche? S’en coller plein les poches? Avoir une plaque en bronze à polir tous les jours?  Parier qu’on n’écrira que des ordonnances qui riment?

Non, c’est bien de rappeler qu’on est là avant tout pour le patient.

Par contre dire qu’en fin d’internat on est compétent en réflexion éthique, en gestion de l’urgence ou en santé publique, dans un métier où on apprend tous les jours, je trouve ça assez culotté.

Dans l’ensemble, la théorisation du métier me laisse un peu dubitative, vu qu’il faut un traducteur pour comprendre la plupart des articles sur le sujet. C’est bien que des équipes motivées réfléchissent sur ce qui fait la spécificité de notre exercice, mais imposer ce jargon aux internes, est-ce bien indispensable?

Alors au total, 5 ans après… Re-validée ou pas?

Ça dépendrait énormément de qui m’évalue.
Il y a plein de livres de référence que je n’ai pas lus (en fait je crois bien que je n’en ai lu aucun. J’ai commencé Balint mais jamais fini. Et je crois que malheureusement, ce bouquin-là n’est pas dans la liste, celui-là non plus).
Je ne veux pas publier. Même après ma thèse, j’ai pas voulu publier, alors que 90% du boulot était fait.
Et mes RSCA d’interne n’étaient pas à la hauteur de ce qui est maintenant exigé.

Par contre, j’ai des bottes secrètes, des compétences très utiles dans ma pratique, même si elles ne sont pas listées par les experts.

J’ai un estomac intelligent, qui est capable d’ingurgiter un repas en quelques minutes, et qui reste silencieux même quand le petit déjeuner n’est plus qu’un lointain souvenir, histoire de ne pas déconcentrer le patient en face qui raconte pourquoi il a un peu des idées noires en ce moment.
J’ai aussi une vessie de compétition, qui tient la journée sans problème (ce qui est bien sûr complètement déconseillé, risque de cystite ou de calcul urinaire augmenté, mais les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés).
J’ai compris que, pour joindre l’URSSAF, il faut du temps devant soi, des réserves d’eau et de nourriture, et un téléphone avec une batterie chargée. Pour obtenir une réponse claire de l’URSSAF, je ne sais pas ce qu’il faut, j’ai toujours pas trouvé.
J’ai appris à bâiller discrètement. Parce que bizarrement, les patients le prennent assez mal quand on bâille en les écoutant. J’ai un seuil de déclenchement de bâillement très bas, d’ailleurs je viens de bâiller 7 fois en écrivant cette phrase, alors trouver un moyen de bâiller sans me faire chopper, c’était indispensable.
J’ai pu récupérer l’alliance d’une patiente dans le siphon du lavabo, j’ai réparé la poignée de porte qui m’est restée dans la main un samedi, j’ai aussi démonté mon imprimante en panne et négocié des contrats de commande de matériel médical. Je suis devenue polyvalente.
Après cinq hivers en médecine générale, j’ai un système immunitaire capable de résister à une épidémie de gastro par mois et une bonne dizaine de postillonnages en pleine figure par jour.
Et j’ai réussi à rester stoïque en découvrant le tatouage d’un patient de 65 ans indiquant en arc de cercle sur son bas-ventre la direction « fontaine d’amour ».

Vu le sérieux de la Médecine Générale Universitaire, je ne suis pas sûre que ces modestes capacités suffisent pour compenser mon « Publier? Bof, la flemme. Paradigme de l’interne réflexif? Cékoiça?».

La bonne nouvelle, c’est que si je trouve que ce diplôme manque de sens, je peux agir un peu pour changer les choses.
Devenir maître de stage, et m’engager au département de médecine générale.
Défendre une formation médicale initiale indépendante, de qualité, mais restant avant tout pratique. Pour que les étudiants et les internes deviennent avant tout des soignants de terrain.

Y’a plus qu’à.


1 : le DES, c’est le Diplôme d’Etudes Spécialisées, c’est ce qui valide l’internat de médecine générale, à la fin des trois ans (en plus des 6 ans de médecine communs à tout le monde). Il faut valider son DES pour avoir le droit d’exercer la médecine générale. Il faut aussi, en plus, passer sa thèse, mais ça c’est une autre histoire!


2 : ECN : épreuves classantes nationales, la nouvelle mouture du concours de l’internat de fin de 6ème année de médecine. C’est après qu’on choisit sa fac et sa spécialité pour l’internat.