La cour des grands

Dans quelques jours, comme d’autres maîtres de stage, je vais accueillir mon tout premier interne en médecine générale.

Ça a toujours été une évidence pour moi, qu’un jour, je participerais à la formation pratique des internes.

Parce que j’aime mon métier.
Parce que je crois vraiment que, si c’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en médecine générale qu’on apprend à être généraliste.
Parce que le manque de généralistes MSU (maîtres de stage des universités, qui accueillent des étudiants en médecine pour leur formation pratique) est criant dans toutes les facs, dont la mienne.
Parce que même si je ne suis pas certaine d’avoir la carrure d’une enseignante, j’ai envie de parler de plein de choses avec mon interne.
J’ai envie de lui parler de la Revue Prescrire, des conflits d’intérêts, de l’importance d’un regard critique. J’ai envie de lui parler de travail en équipe, de respect des compétences de tous les professionnels de santé avec lesquels on peut être amené à travailler. J’ai envie de discuter de notre système de santé, de ses forces et de ses failles, de son avenir qui peut faire peur mais qui peut aussi être enthousiasmant.

J’ai envie, surtout, de lui parler des patients, de leur rôle dans la prise en charge de leur propre santé.

Vraiment, ce n’est pas la motivation qui me manque. Mais ça rajoute un nouveau fil à mon funambulisme.
Et du coup, je stresse.

Je funambulise déjà entre vie privée et boulot, entre trop proche et trop loin de mes patients. Je funambulise aussi entre test de lecture Prescrire, recommandations officielles, opinions personnelles et souhaits des patients.
Maintenant, une journée par semaine, je vais aussi devoir trouver mon équilibre entre médecin et enseignante.

Ça va forcément changer ma relation avec mes patients, cette relation que j’aime tant dans mon métier.
J’ai déjà des externes en stage depuis plus de deux ans, et dans l’ensemble, ça se passe bien. Mais je reste présente, tout le temps. Je mène la plupart des consultations, et même quand l’externe mène l’entretien et l’examen clinique, j’interviens toujours un peu, au moins pour conclure la consultation.

Avec un interne, il va falloir que j’apprenne à lâcher prise, un peu. A le laisser faire, même si je n’aurais pas fait pareil. Pour qu’il suive sa propre démarche diagnostique, qu’il trouve son propre chemin, mais sans mettre mes patients en danger.
Moi qui suis une épouvantable pipelette, je vais devoir me taire en consultation.

Et au bout de quelques temps, quand il sera prêt, je vais devoir le laisser faire seul, en revenant seulement a posteriori sur la consultation. Parce qu’à la fin du stage, il aura sa licence de remplacement, sa version transitoire du permis de tuer.

Me voilà dans la cour des grands. Maître de stage moi-même, titre pompeux qui me donne l’impression d’être une imposteuse.

J’espère que je saurai trouver la juste distance, entre mon interne et moi, entre mes patients et nous.
J’espère que mes patients comprendront. J’espère qu’ils joueront le jeu. Ils l’avaient fait pour moi, quand j’étais interne en stage. Je m’en rappelle comme si c’était hier, et je leur en suis encore reconnaissante.

Allez, c’est parti pour un nouveau numéro de funambulisme.

L'important, c'est de ne pas regarder en bas.

L’important, c’est de ne pas regarder en bas.