Les dessous des sous

« Les médecins, ces nantis qui roulent en Porsche » versus « On est mal payés, on n’a pas de sous ». Je ne me reconnais dans aucun des deux clichés…

Généraliste nanti faisant ses comptes en fin de journée dans l'imaginaire collectif.

Généraliste nanti faisant ses comptes en fin de journée dans l’imaginaire collectif.

On n’est pas du tout MAL payés, faut pas exagérer. Mais On n’est pas (tous) des nantis non plus. Et les histoires de revenus des médecins, c’est pas si simple que ça. D’abord parce que pour le moment c’est (malheureusement) compliqué (voire impossible selon les régions) de faire de la médecine générale autrement qu’en libéral.
Et libéral, ça veut dire pas de salaire. 
Donc les « revenus » des médecins généralistes, c’est pas ce qu’ils mettent sur leur compte. C’est ce qui leur reste une fois enlevées toutes les charges, et y’a comme une différence entre les deux.

Le montant initial (recettes) et ce qui reste à la fin (bénéfice) dépendent beaucoup de la façon de travailler du médecin. Plages de consultation, nombre de patients par jour, degré de bonne-poiritude, activités complémentaires…
Mais aussi des conditions de travail. Loyer (je tire mon chapeau aux parisiens, qui sont bien handicapés sur ce coup-là), secrétariat, femme de ménage, charges diverses.

J’essaye d’en parler avec mes externes, parce que même si on ne fait pas médecine pour ça, c’est quand même important de pouvoir se projeter. Et que perso, je n’ai jamais compris cette drôle de manie française de pouvoir discuter de sa toux et de ses crachats, ou de son opération d’ongle incarné partout avec n’importe qui, mais par contre « houlala faut pas parler de combien on gagne, c’est pas poli! ».
Alors comme docteurmilie et docteurgécé cette année, comme Borée il y a quelques années, et comme zigmundoph régulièrement pour les ophtalmos, voilà ma balance à moi.

Les recettes :

Situons le contexte : je travaille les lundi, mercredi, vendredi, et un samedi matin sur deux au cabinet médical. Des bonnes journées, arrivée 8h15, départ 20h quand c’est la fête, 21h trop souvent, parfois après (mais je me soigne). En moyenne dans les 25 patients par jour. Je prends à peu près 7 ou 8 semaines de congés (pas payés, par définition!) par an.
Je suis d’astreinte le samedi ou le dimanche, en moyenne une quinzaine de jours sur l’année, plus environ 4-5 gardes par an à la maison médicale de garde.
En dehors de ça j’interviens un peu au Réseau Asthme BPCO pour de l’éducation thérapeutique. 
Et je suis maître de stage et intermittente du spectacle chargée d’enseignement à la fac.
Ah, et je ne touche pas la ROSP parce que j’ai refusé de la percevoir.

Pour 2014
Honoraires (donc les consultations et les gardes) + 2400€ d’indemnités de maîtrise de stage : 104704.  Dont 8400 € que j’ai rétrocédés à mes remplaçants, en fait.
Gains divers (tout le reste) : 6220
Et comme je suis installée et que j’ai 2 collaboratrices, il faut y ajouter ce que je touche comme redevance de collaboration de leur part (en gros, leur participation aux frais du cab) : pour 2014 : 18000€

Soit en tout, dans les 121000€ de recettes.

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Youhou!!
Mais en fait c’est PAS DU TOUT ce qui reste à la fin!

Les dépenses:

Bon alors j’annonce : j’ai BEAUCOUP de charges. A chaque fois que j’en parle ça fait peur. MAIS c’est aussi (en bonne partie) lié à des conditions de travail confortables…
En pratique, je suis locataire, mais j’ai un très grand bureau (un bureau de 15m2 + une salle de consultation de 12m2). Surtout, au cabinet médical, pour 4 médecins à travailler chacune 3,5j/sem, on a 2 secrétaires ET une entreprise pour le ménage ET un secrétariat téléphonique pour les jours où les secrétaires ne sont pas là. Donc je ne réponds JAMAIS directement au téléphone #LeLuxe.

Je ne vais pas tout détailler (parce que c’est très chiant), mais en gros ça donne ça :

Charges du cabinet : en tout (loyer + salaires et charges sur salaires + charges diverses, allant de l’électricité aux essuie mains en passant par les gars qui viennent tondre la pelouse ou le rachat d’ordinateurs qu’on nous a volés) : 51402€.  #Aïe.
(bon, alors c’est pas que mes charges pour moi toute seule, du coup, c’est mes charges pour moi + la moitié de chacune de mes collaboratrices… oui au cab on est 2 associées et 2 collaboratrices. Mais même, hein, ça fait beaucoup, je sais.)

Après, y’a les charges personnelles.
La CARMF (retraite) – 10000€ (à qui je dis adieu, parce que je ne les reverrai probablement JAMAIS)
L’URSSAF (allocs familiales (pas beaucoup parce que conventionnée), CSG et CRDS)- 4400€
La prévoyance, les trucs à payer pour espérer toucher un tout petit peu de sous si je tombe malade ou quand je serai vieille et que je ne toucherai rien de la CARMF : dans les 3500€
Et après y’a tout le reste du bazar : la comptable, l’AGA, les primes d’assurance de ceci cela, les frais de véhicule (et en astreinte je roule beaucoup), les cotisations à différents syndicats et organisations professionnelles (SMG, CGELAV, SNEMG…)…

Tout ça fait qu’en tout, mes dépenses sur 2014, ma comptable me dit que c’est 75889€.

Du coup, à la fin, il me reste 45000€, grosso modo.

Alors après y’a des trucs comptables que je pige pas, les déductions diverses, mais en tout cas là pour 2014, le chiffre de revenus 2014 que ma comptable me dit de mettre sur ma déclaration d’impôts, c’est  39 687€.
Ah si, faut ajouter mon salaire d’intermittente du spectacle à la fac, dans les 1600€ par an (mais c’est du salaire donc pas dans la 2035) pour un nombre d’heures réelles que je me refuse à compter parce que ça me déprimerait.

Donc voilà, on arrive à un peu plus de 41 000 par an. Donc si on divise , environ 3440 par mois (avant impôt sur le revenu évidemment). Ce qui n’a plus rien à voir avec les 121000€ du début, donc…

Bibidibabidibou!  (alias

Bibidibabidibou!
(alias « ben mince, j’avais plus de sous que ça tout à l’heure! »)

Alors vraiment, je ne me plains pas. C’est  très confortable, comme revenus, hein. Mais ça correspond à facile 40h de consultations par semaine + gardes et astreintes + toutes les heures invisibles (formation, compta, gestion du cabinet médical, heures passées à essayer de joindre des confrères fantômes sur mes jours de repos) + les heures à la fac + les heures à penser aux patients et aux responsabilités que je suis pas toujours certaines d’assumer comme il faut.
Donc ça ne me semble pas non plus délirant.

Vous pouvez aller voir ce que ça donne chez docteurmilie, qui bosse en collaboration libérale en Seine Saint Denis, ou chez docteurgécé, remplaçante. Vous verrez que ça peut être très différent d’un contexte à l’autre. L’important, c’est d’y trouver son compte, et surtout, de savoir dans quoi on s’engage avant de signer.

Je suis censée faire quoi, là?

J’ai la chance d’exercer le métier que j’ai choisi. Dans des conditions très favorables.
On est en 2015, on a plein de moyens pour soigner nos patients, plein de médicaments (y’en a même plein de nouveaux qui sortent tous les mois).
Sans contrainte financière, parce que j’exerce en France, et que c’est pas comme aux Etats-Unis, chez nous on ne demande pas leur carte bancaire aux gens avant de voir si on peut les soigner.

J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour celles et ceux qui n’ont pas cette chance. Pour les vétérinaires, qui doivent gérer tant et tant de choses avec des contraintes financières qui jouent un rôle parfois majeur dans l’équation. Pour les soignants dans des pays moins favorisés, où les médicaments ne sont pas forcément disponibles. Voire où l’électricité et l’eau courante ne sont pas forcément disponibles, d’ailleurs…

Mais de plus en plus, depuis 8 ans que j’exerce en médecine générale, je me retrouve coincée. Je sais ce que j’ai à faire, je devrais pouvoir le faire, mais en fait non.

Certaines vaccinations ont une balance bénéfice-risque démontrée et solide chez les nourrissons. C’est mon travail de proposer ces vaccinations aux parents, de discuter avec eux des vaccins obligatoires, recommandés, utiles ou pas. Sauf qu’en ce moment, c’est le festival des ruptures de stock. Plus de vaccin pentavalent disponible. Et même les ROR disparaissent petit à petit de certaines pharmacies, et les hexavalents commencent à manquer. Et d’après les infos disponibles, pas de perspective de retour à la normale avant plusieurs mois.
Je suis censée faire quoi, là? Forcer les parents à faire des vaccins qu’ils ne souhaitent pas parce que ce sont les seuls qui restent? Ne pas vacciner les nourrissons, et croiser les doigts très fort pour qu’ils ne choppent pas la coqueluche? Et quand il faudra faire les papiers pour leur entrée à la crèche et qu’ils ne seront pas vaccinés, je ferai quoi?

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Le manque de moyens chronique de l’hôpital, les départs non remplacés, font que les temps de traitement des courriers explosent. Certains se perdent, ou arrivent 3 à 6 mois après la bataille. Souvent, ça se passe bien, on s’est renseigné entre temps, après tout on commence à avoir l’habitude… Parfois il y a des couacs, comme ce « au fait, oui, faudra bien l’opérer de son coeur » qui n’a jamais été envoyé.
Et le manque de moyens ne concerne pas que le personnel de secrétariat. Chez les soignants c’est pareil. Tout le monde est sur les nerfs, tout le monde est débordé. Ça fait 6 jours que j’essaye d’avoir au téléphone un confrère pour organiser la prise en charge d’un patient. Je n’arrive à joindre personne. « Il vous rappelera », qu’on me dit, mais j’attends toujours.
Je vais finir par devoir organiser les choses autrement. Moins bien. De façon moins adaptée pour mon patient. Juste parce que personne ne m’aura rappelée. (et accessoirement, comme une débile, j’aurai passé ma journée de repos à attendre qu’on me rappelle parce que j’ai promis à mon patient de le tenir au courant).

Les délais pour les examens complémentaires de base ou les avis de spécialistes s’allongent de plus en plus. Actuellement chez moi, pour avoir une échographie, il faut compter 15 jours. Même en appelant moi-même (ce qui me prend un temps fou). Et le cabinet le plus proche ferme en fin d’année, sans repreneur. Alors je me retrouve à envoyer aux urgences des patients que j’aurais pu prendre en charge autrement. A laisser mes patients en arrêt de travail, parce qu’ils ont besoin d’une infiltration et que le premier rendez-vous disponible c’est dans deux mois. A faire du moins bon travail, qui coûte plus cher à la société.

On est en 2015, on a plein de moyens pour soigner nos patients. Plein de technologies innovantes. Mais personne pour interpréter les examens. Plein de nouveaux médicaments inutiles qui sortent, mais des ruptures de stock en pagaille pour des valeurs sûres indispensables.

Alors bien sûr, je me dis que malgré tout, j’ai de la chance. Que pour l’instant, que mes patients soient très aisés ou sans un rond, on va pouvoir soigner leur cancer avec les mêmes médicaments. Que je n’en suis pas encore à devoir aller ramasser des plantes le matin pour compenser les médicaments que je n’ai pas. Qu’il faut relativiser un peu, qu’on est très loin des conditions de soins disponibles dans la majorité du monde. Que je tombe dans le « c’était mieux avant » qui n’est pas très constructif.

Je ne sais pas si vraiment, c’était mieux avant.
Mais je sais que ce qui vient, ça me file un peu la trouille.

 

PS: oui, je sais, je radote complètement. Cigare fleur porte, citron clé ballon, je suis pas encore démente, mais la situation est tellement désespérante que soit je radote, soit je vide mes comptes épargne et je me casse loin.