Baguette magique

La fac de médecine, c’est pas Poudlard. Je n’ai eu ni cours de potion, ni stage à Ste Mangouste. Et pourtant, plein de patients s’attendent à ce que j’aie une baguette magique.

La mère de famille qui m’explique que « Pour ma fille, ce serait bien qu’elle se fasse opérer de ses ongles incarnés en même temps que de ses dents de sagesse, et puis plutôt un vendredi parce que c’est mon jour de repos ».

L’artisan qui ne compte pas ses heures et passe ses soirées et ses week-ends à rénover sa maison, jeune papa d’un nouveau-né qui ne fait toujours pas ses nuits , qui voudrait « un truc pour être en forme, parce que je comprends pas, je suis fatigué ».

La patiente qui a depuis 8 ans une douleur de cheville « abominable, à 12 sur 10 », qui n’a jamais consulté pour ça, et qui me demande de trouver ce que c’est et de la soulager là, d’un coup, en 20 minutes.

La retraitée en surpoids qui voudrait « un truc pour maigrir ».

Le papa qui m’explique que certes, son fils a la varicelle, mais que par contre il n’a personne pour le garder et que là, vraiment, il faut que ce soit fini demain pour le remettre à la crèche.

La jeune en apprentissage, qui a réalisé que son stage ne lui plaisait pas, et voudrait bien en changer.

Le patient qui s’est méchamment ouvert la main la veille, a fait un tour aux urgences, où on lui a dit d’aller se faire opérer à la GrandeCliniqueDeLaMain, et qui se pointe l’après midi en me disant qu’il n’y est pas allé, mais que je vais bien pouvoir lui réparer ça avec un peu de sparadrap, quand même!

La maman à qui on conseille d’emmener son fils chez la psychomotricienne, mais qui, comme elle n’a pas les moyen de payer les séances, me l’amène pour que je lui fasse sa rééducation. Sauf que je suis pas psychomotricienne.

Le jeune footeux qui s’est fait une magnifique déchirure musculaire la semaine précédente, qui a continué à forcer dessus, qui arrive en boitant un jeudi soir et veut absolument faire son match deux jours plus tard.

Le cadre qui se sent harcelé dans son travail, qui répond à son portable à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et ne peut pas atteindre les objectifs fixés par son N+1 puisqu’il s’agit d’objectifs non atteignables. Qui craque, et qui voudrait que ça s’arrête.

Le couple qui veut mettre un bébé en route, qui essaye depuis trois semaines, ne voit rien arriver, et qui voudrait bien que bébé soit là avant leur déménagement prévu en octobre.

Parfois une baguette magique serait vraiment nécessaire pour répondre à leurs demandes. Comme s’ils y croyaient vraiment, comme si la médecine était devenue toute-puissante.

Avec une baguette magique, abracadabra, les os repoussent et on peut enlever le plâtre à temps pour partir au ski. Imposition des mains, et tadaah!! adieu la fatigue. Un peu de poudre de Cutanéo Novelis et deux loopings de baguette au-dessus de la plaie, bazam, ça se referme tout seul.

Alors j’explique que l’option baguette magique, j’ai pas.

Que pour guérir, il faut du temps. Que d’ailleurs, même si j’avais une baguette magique, je ne m’en servirais peut-être pas. Parce que c’est normal d’être triste après un deuil, que rien ne peut rendre la vie gaie et rigolote dans ces moments-là, et qu’il est même souvent nécessaire d’être triste pour digérer des évènements pareils. Qu’on peut tourner le problème dans tous les sens, pour être moins fatigué, il faut se reposer.

Je comprends les souhaits « magiques » de mes patients, moi aussi j’en ai. Je fantasme par exemple régulièrement sur la téléportation (Oui, voler, être invisible, je m’en fiche. Moi si on me donne un super pouvoir, je veux pouvoir me téléporter. Outre la possibilité de partir en week end en Argentine, ça me permettrait aussi d’avoir le temps de manger le midi, même avec une visite à Tataouine-les-eaux à faire en urgence… le luxe!).

Je comprends que parfois, les impératifs de la nature et du corps humain soient difficiles à accepter. Que vu tout ce qu’on entend sur les progrès de la médecine et dans les pubs, il est logique que plein de gens s’attendent à pouvoir guérir d’un rhume en 12 heures, ou à pouvoir être mince sans effort, en avalant une gélule avant de dormir. Ça fait partie de mon job de discuter, d’expliquer « comment ça marche », les cellules, les ganglions, les globules blancs, merci Il était une fois la vie.

Mais parfois, ce que souhaitent mes patients, ça ne devrait pas être de la magie.

Ça ne devrait pas être miraculeux d’obtenir une IRM urgente dans un délai de moins de deux mois, ou de coordonner deux rendez-vous dans la même clinique le même jour pour le même patient, histoire qu’il ne fasse pas deux fois l’aller retour.

Aucune formule magique ne devrait être nécessaire pour que la sécu verse ses indemnités journalières avant la Saint Glinglin à ma patiente diabétique et en arrêt de travail, histoire qu’elle puisse s’acheter à manger et ne pas faire d’hypoglycémie.

Ce n’est pas le travail d’une magicienne de donner des anges gardiens aux enfants « dys » ou « handicapés » qui sont en difficulté scolaire. Il y a les AVSI pour ça, mais en ce moment quand on demande 10 heures par semaine, on s’estime heureux quand on en a 4.

Ça ne me semble pas magique non plus de faire en sorte que les salariés aient des objectifs possibles à atteindre, et qu’on arrête de leur demander la lune. Et pourtant dans certaines entreprises, c’est aussi fantaisiste d’espérer ça que d’espérer décoller en montant sur son balai.

J’ai souvent l’impression que le monde marche sur la tête. Et comme il paraît que les médecins remplacent les curés des siècles précédents comme « confesseurs-conseillers », nos patients viennent nous voir pour des motifs pas du tout médicaux, parce qu’ils ne savent pas où se tourner, et qu’ils espèrent qu’on détient un bout de solution.

Alors à défaut de baguette magique et de formation à Poudlard, je bricole.

Je me renseigne un peu sur le harcèlement au travail, les histoires de divorce, de gardes d’enfants, de difficultés scolaires, de plaintes pour coups et blessures et d’assurances de prêt, histoire de ne pas raconter trop de bêtises. J’essaie au moins de savoir vers qui les orienter.

Et je colmate des brèches. J’appelle la sécu et j’essaye de débrouiller le dossier pour que ma patiente récupère ses indemnités journalières rapidement. Au travailleur épuisé, je prescris un arrêt de travail. Sur les formulaires de demande d’aide pour certains patients, je grossis le trait avec des calculs tordus du style « il a besoin de tant, je demande deux fois plus, comme ça on aura peut-être ce dont il a besoin ».

Je rame.

En espérant qu’à ramer tous ensemble, on finisse par avancer. Pour ne plus avoir besoin de baguette magique.

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Pourquoi j’ai bien fait de pas faire fleuriste

Attention, j’ai le plus grand respect pour les fleuristes, qui travaillent très dur pour faire tourner leur boutique, se lèvent probablement super tôt pour aller cueillir leurs fleurs ou les chercher au marché, et doivent se couper les doigts avec des feuilles à longueur de temps.

N’empêche que ma question récurrente pendant mon internat (préférentiellement en sortant de garde, l’estomac dans les talons et des cernes de 12 cm sous les yeux, avec option « multiples taches puantes et mal identifiées sur la blouse et/ou sur les chaussures»), c’était ça : « Mais pourquoi j’ai pas fait fleuriste? »

De temps en temps ça me reprend. Il y a des jours plus difficiles que d’autres, avec un peu de fatigue, une charge émotionnelle un peu plus lourde, parfois des reproches de patients ou de leurs familles, ou un énième courrier incompréhensible de l’Urssaf. (C’est la preuve que je ne réflechissais pas assez quand j’étais interne, parce qu’en fait les fleuristes aussi ont affaire à l’Urssaf).

Alors j’ai fini par réfléchir pour de bon à la question.

Et il y a plein de raisons qui font que je suis contente de ne pas avoir laissé tomber la fac de médecine pour devenir fleuriste.

Il y a les raisons bassements matérielles.

J’ai un risque chômage approchant zéro, des revenus très corrects en ne travaillant que 4 jours par semaine, et quand je négocie un prêt avec mon banquier, il est très sympa avec moi. Accessoirement c’est quand même super pratique de pouvoir se faire une ordonnance de collyre entre le train et l’avion quand on part en voyage avec une grosse conjonctivite.

Il y a, de façon moins basse et moins matérielle, le fait d’avoir un rôle à jouer dans la société, d’aider autrui, tout ça.

Mon estime personnelle en est toute renflouée. Et puis je connais des agriculteurs, des artisans, des retraités, des étudiants, des chômeurs, des enfants en difficulté scolaire, des enseignants, des salariés harcelés… Depuis, je mets des visages et des histoires sur ce que j’entends aux infos. Ça ne rend pas les dites infos plus agréables, mais ça les rend au moins plus vivantes.

Il y a la stimulation intellectuelle permanente du métier.

Je cherche à m’adapter aux circonstances, j’essaye, en moins d’une demi-heure de consultation, de mettre au point une stratégie qui permet au patient de savoir où on va, même si tout n’est pas réglé. Et comme la moitié de ce qu’on apprend à la fac est périmé en 5 ou 10 ans, c’est un challenge de rester à jour, et j’apprends de nouvelles choses quotidiennement.

Il y a une raison moins glorieuse : j’ai découvert que j’adorais faire partie de la vie des gens.

Je suis toujours contente de recevoir un faire part de naissance ou de mariage, ou bien de voir la photo de la petite-fille d’un patient visiblement fier.

Un jour, un petit patient de 5 ans qui me tutoyait s’est fait reprendre par sa maman « Au docteur on lui dit vous, pas tu ». Il lui a répondu « mais enfin maman, je la connais bien! », comme si c’était une évidence, et ça m’a fait sourire.

Je ne suis pas installée depuis longtemps, mais je commence à reconstituer les arbres généalogiques, mais aussi les interactions sociales de mon petit coin de campagne. Qui travaille avec qui, qui est voisin de qui, qui va à l’école ensemble, qui est l’assistante maternelle de qui… C’est comme un grand paysage, ou un tableau dont je découvrirais les détails petit à petit.

Il y a l’honneur inattendu et le bonheur d’avoir la confiance des patients.

Parfois c’est dit explicitement. Parfois c’est un dessin d’enfant, ou une boîte de chocolats posée sur mon bureau ou le pare-brise de ma voiture (pour pas déranger!). Parfois c’est un coup de téléphone en sortant de chez le grand spécialiste pour savoir ce que j’en pense, ou un appel depuis la chambre d’hôpital pour que j’appelle les médecins du service, qui n’ont pas été très clairs dans leurs explications. Parfois c’est la recommandation d’un patient qui conseille à son voisin de venir me voir. Tout ça continue de m’épater, et me met la pression pour mériter cette confiance, mais quel carburant pour la motivation!

Il y a la certitude de ne jamais s’ennuyer au boulot.

Je passe d’une consultation « gouzi gouzi » avec un nourrisson en pleine forme, à un renouvellement pour un octogénaire cardiaque, d’un certificat de sport pour une ado, à une crise d’asthme chez un gamin… sans compter les coups de téléphone, et les problèmes courants à régler, de la chasse d’eau qui fuit aux commandes de matériel médical et à la comptabilité. Ça apprend à être polyvalente.

Il y a aussi toutes les petites victoires, les petits moments de grâce, les sourires.

Quand je vois pour autre chose la patiente qui consultait deux fois par semaine l’an dernier pour ses enfants, et qu’elle me dit en fin de consultation « sinon, Enzo a eu de la fievre pendant deux jours, mais c’était qu’un rhume, je me suis souvenue de ce que vous m’aviez dit, alors je suis pas venue ». Que ça me fait réaliser que cet hiver, la proportion de consultations pour des bêtes rhumes a quand même un peu diminué. Et que mes radotages ne sont peut-être pas si inutiles que ça.

Quand enfin, au bout de plusieurs dizaines de minutes de lutte acharnée, j’arrive à retirer l’implant contraceptif posé trop profond par la gynécologue trois ans plus tôt, et que ma patiente et moi contemplons le « bébé » d’un air satisfait.

Quand j’arrive à surmonter l’absurdité de la machinerie « hôpital » ou « sécu », et que j’obtiens une information claire sans passer par trois secrétariats différents et douze musiques d’attente.

Quand j’entends un petit patient rire aux éclats parce que ses parents lui font des grimaces pendant que je le mesure.

Quand j’ai cette sensation d’avoir trouvé une clé après des mois devant une porte bloquée, en voyant une patiente qui raconte son père violent et sa mère qui ne disait rien, sa peur de faire du mal à ses enfants, et qui redresse la tête pour me regarder dans les yeux et me demander un peu d’aide pour gérer ça.

Quand j’examine, stéthoscope et tout le toutim, le doudou d’un petit qui hurlait « jeeee veeeeeuuux paaaaaas!! » en entrant dans mon bureau, qu’il se tait peu à peu en me regardant d’un air méfiant , puis participe… et finalement se laisse examiner sans problème et me fait un grand sourire en partant.

Quand un patient m’annonce qu’il a arrêté de fumer, et que je suis aussi fière que lui.

Quand on me dit « C’était que ça? » après une injection de vaccin, une pose d’implant contraceptif, une suture ou un premier examen gynéco, et que je me dis que ça n’était pas trop douloureux, pas trop inconfortable.

Quand j’explique que je suis absente pendant 15 jours, et que des dizaines de personnes me souhaitent de bonnes vacances. Et me demandent comment c’était quand je reviens.

Quand je finis par comprendre que si le petit Charles ne veut pas mettre ses lunettes, c’est parce qu’en fait, il s’appelle Don Diego De La Vega, et que « Zorro, il a pas de lunettes! ».

Quand je constate, une fois de plus, les capacités du corps humain, qui guérit tout seul, qui cicatrise, qui résiste à tant de choses. Même si ça marche pas tout le temps, ça continue de m’émerveiller.

Tout ça, si j’avais fait fleuriste, je ne l’aurais pas vécu.

Et puis, de toute façon, je suis allergique aux pollens.

La bonne médecine

Quand j’étais petite, c’était facile, c’était clair : il y avait le vrai et le faux, le bon et le mauvais. A l’école, j’apprenais des choses indispensables, qui m’ouvraient des perspectives fabuleuses. Lire, écrire, découvrir le monde. J’apprenais des choses utiles, je faisais du bon travail, j’avais une bonne note, normal.

Ça a commencé à se gâter assez vite. Au collège, j’avais par exemple la très nette impression que les notes de dessin étaient plus liées au prix de la boîte de crayons de couleur et aux flatteries servies au prof qu’au travail réalisé. Je n’étais pas convaincue non plus que les intégrales et les courbes en forme de poisson qu’on apprenait en maths seraient des outils indispensables dans ma vie future.

Et puis arrivée à la fac de médecine, j’ai franchi une étape. Le système de classement et de notation devenait franchement crétin. Alors qu’il y avait des milliers de choses passionnantes à comprendre et à apprendre, on se retrouvait à apprendre par coeur des listes de trucs qu’on pouvait trouver en quelques secondes dans un bouquin, juste pour pouvoir classer les étudiants. Selon la première année de médecine, un bon médecin, c’est quelqu’un avec une bonne mémoire, une forte résistance à la pression et une bonne dose d’instinct de compétition.

En stage, je voyais bien quels médecins étaient appréciés par l’équipe, par les patients, et lesquels faisaient peur à tout le monde. Bizarrement, c’était plutôt ceux de la deuxième équipe qui avaient le plus de responsabilité et d’avancement, mais j’avais tout de même plus envie de faire partie de l’équipe 1. Je me suis mise à travailler pour soigner mes patients plus tard, et pas seulement pour être bien classée en fin de 6ème année. Plus de temps en stage et moins de temps en bachotage.

Ma propre définition de ce qu’était la bonne médecine. J’aspirais à la reconnaissance et à l’affection de mes patients, je me voyais prendre le temps de les écouter, de leur expliquer, de les guérir.

Depuis, j’avance dans ma définition. Je suis revenue sur certains critères, en particulier sur l’objectif de résultats. Je suis là pour soigner, pour accompagner. Pas pour chercher à guérir à tout prix. Le temps et l’écoute sont toujours indispensables, mais d’autres aspects sont venus compléter mon tableau. L’importance du sens critique, et d’une formation indépendante et mise à jour régulièrement. L’équilibre entre distance et empathie, parce que trop proche, je fais des bêtises, ou je craque. La nécessité de poser des limites de temps en temps.

Je sais que pour certains patients, je ne suis pas un bon médecin, parce que je ne veux pas voir à 19h30 leur fils de 17 ans qui a 38 depuis le matin, ou que je ne leur donne même pas d’antibios alors qu’ils savent bien que ça va tourner en sinusite. Ça me touche moins maintenant que ça ne l’a fait.

Certains jours je sens que je passe à côté d’une consultation, que j’ai fait une erreur dans une prise en charge, ou que je n’ai pas réussi à comprendre la vraie demande d’un patient. Ça, c’est plus dur.

D’autres fois, parfois dans la même journée, je vois un patient repartir souriant d’une consultation où il est arrivé souffrant, et j’ai l’impression d’avoir servi à quelque chose.

Ma définition est encore en cours d’écriture, modifiée par les rencontres, les histoires, les lectures. C’est un chemin plutôt qu’un objectif, mais arrivée à la retraite, j’aimerais bien me retourner en me disant que dans l’ensemble, j’ai réussi à faire de la bonne médecine.

Mais c’est sûr, je n’attendrai jamais le niveau du Dr R, feu le généraliste de mon grand père, qui m’en parle à chaque fois que je le vois. Lui c’était un très, très bon médecin : il lui suffisait de poser deux fois son stéthoscope pour faire son diagnostic.