Pourquoi j’ai bien fait de pas faire fleuriste

Attention, j’ai le plus grand respect pour les fleuristes, qui travaillent très dur pour faire tourner leur boutique, se lèvent probablement super tôt pour aller cueillir leurs fleurs ou les chercher au marché, et doivent se couper les doigts avec des feuilles à longueur de temps.

N’empêche que ma question récurrente pendant mon internat (préférentiellement en sortant de garde, l’estomac dans les talons et des cernes de 12 cm sous les yeux, avec option « multiples taches puantes et mal identifiées sur la blouse et/ou sur les chaussures»), c’était ça : « Mais pourquoi j’ai pas fait fleuriste? »

De temps en temps ça me reprend. Il y a des jours plus difficiles que d’autres, avec un peu de fatigue, une charge émotionnelle un peu plus lourde, parfois des reproches de patients ou de leurs familles, ou un énième courrier incompréhensible de l’Urssaf. (C’est la preuve que je ne réflechissais pas assez quand j’étais interne, parce qu’en fait les fleuristes aussi ont affaire à l’Urssaf).

Alors j’ai fini par réfléchir pour de bon à la question.

Et il y a plein de raisons qui font que je suis contente de ne pas avoir laissé tomber la fac de médecine pour devenir fleuriste.

Il y a les raisons bassements matérielles.

J’ai un risque chômage approchant zéro, des revenus très corrects en ne travaillant que 4 jours par semaine, et quand je négocie un prêt avec mon banquier, il est très sympa avec moi. Accessoirement c’est quand même super pratique de pouvoir se faire une ordonnance de collyre entre le train et l’avion quand on part en voyage avec une grosse conjonctivite.

Il y a, de façon moins basse et moins matérielle, le fait d’avoir un rôle à jouer dans la société, d’aider autrui, tout ça.

Mon estime personnelle en est toute renflouée. Et puis je connais des agriculteurs, des artisans, des retraités, des étudiants, des chômeurs, des enfants en difficulté scolaire, des enseignants, des salariés harcelés… Depuis, je mets des visages et des histoires sur ce que j’entends aux infos. Ça ne rend pas les dites infos plus agréables, mais ça les rend au moins plus vivantes.

Il y a la stimulation intellectuelle permanente du métier.

Je cherche à m’adapter aux circonstances, j’essaye, en moins d’une demi-heure de consultation, de mettre au point une stratégie qui permet au patient de savoir où on va, même si tout n’est pas réglé. Et comme la moitié de ce qu’on apprend à la fac est périmé en 5 ou 10 ans, c’est un challenge de rester à jour, et j’apprends de nouvelles choses quotidiennement.

Il y a une raison moins glorieuse : j’ai découvert que j’adorais faire partie de la vie des gens.

Je suis toujours contente de recevoir un faire part de naissance ou de mariage, ou bien de voir la photo de la petite-fille d’un patient visiblement fier.

Un jour, un petit patient de 5 ans qui me tutoyait s’est fait reprendre par sa maman « Au docteur on lui dit vous, pas tu ». Il lui a répondu « mais enfin maman, je la connais bien! », comme si c’était une évidence, et ça m’a fait sourire.

Je ne suis pas installée depuis longtemps, mais je commence à reconstituer les arbres généalogiques, mais aussi les interactions sociales de mon petit coin de campagne. Qui travaille avec qui, qui est voisin de qui, qui va à l’école ensemble, qui est l’assistante maternelle de qui… C’est comme un grand paysage, ou un tableau dont je découvrirais les détails petit à petit.

Il y a l’honneur inattendu et le bonheur d’avoir la confiance des patients.

Parfois c’est dit explicitement. Parfois c’est un dessin d’enfant, ou une boîte de chocolats posée sur mon bureau ou le pare-brise de ma voiture (pour pas déranger!). Parfois c’est un coup de téléphone en sortant de chez le grand spécialiste pour savoir ce que j’en pense, ou un appel depuis la chambre d’hôpital pour que j’appelle les médecins du service, qui n’ont pas été très clairs dans leurs explications. Parfois c’est la recommandation d’un patient qui conseille à son voisin de venir me voir. Tout ça continue de m’épater, et me met la pression pour mériter cette confiance, mais quel carburant pour la motivation!

Il y a la certitude de ne jamais s’ennuyer au boulot.

Je passe d’une consultation « gouzi gouzi » avec un nourrisson en pleine forme, à un renouvellement pour un octogénaire cardiaque, d’un certificat de sport pour une ado, à une crise d’asthme chez un gamin… sans compter les coups de téléphone, et les problèmes courants à régler, de la chasse d’eau qui fuit aux commandes de matériel médical et à la comptabilité. Ça apprend à être polyvalente.

Il y a aussi toutes les petites victoires, les petits moments de grâce, les sourires.

Quand je vois pour autre chose la patiente qui consultait deux fois par semaine l’an dernier pour ses enfants, et qu’elle me dit en fin de consultation « sinon, Enzo a eu de la fievre pendant deux jours, mais c’était qu’un rhume, je me suis souvenue de ce que vous m’aviez dit, alors je suis pas venue ». Que ça me fait réaliser que cet hiver, la proportion de consultations pour des bêtes rhumes a quand même un peu diminué. Et que mes radotages ne sont peut-être pas si inutiles que ça.

Quand enfin, au bout de plusieurs dizaines de minutes de lutte acharnée, j’arrive à retirer l’implant contraceptif posé trop profond par la gynécologue trois ans plus tôt, et que ma patiente et moi contemplons le « bébé » d’un air satisfait.

Quand j’arrive à surmonter l’absurdité de la machinerie « hôpital » ou « sécu », et que j’obtiens une information claire sans passer par trois secrétariats différents et douze musiques d’attente.

Quand j’entends un petit patient rire aux éclats parce que ses parents lui font des grimaces pendant que je le mesure.

Quand j’ai cette sensation d’avoir trouvé une clé après des mois devant une porte bloquée, en voyant une patiente qui raconte son père violent et sa mère qui ne disait rien, sa peur de faire du mal à ses enfants, et qui redresse la tête pour me regarder dans les yeux et me demander un peu d’aide pour gérer ça.

Quand j’examine, stéthoscope et tout le toutim, le doudou d’un petit qui hurlait « jeeee veeeeeuuux paaaaaas!! » en entrant dans mon bureau, qu’il se tait peu à peu en me regardant d’un air méfiant , puis participe… et finalement se laisse examiner sans problème et me fait un grand sourire en partant.

Quand un patient m’annonce qu’il a arrêté de fumer, et que je suis aussi fière que lui.

Quand on me dit « C’était que ça? » après une injection de vaccin, une pose d’implant contraceptif, une suture ou un premier examen gynéco, et que je me dis que ça n’était pas trop douloureux, pas trop inconfortable.

Quand j’explique que je suis absente pendant 15 jours, et que des dizaines de personnes me souhaitent de bonnes vacances. Et me demandent comment c’était quand je reviens.

Quand je finis par comprendre que si le petit Charles ne veut pas mettre ses lunettes, c’est parce qu’en fait, il s’appelle Don Diego De La Vega, et que « Zorro, il a pas de lunettes! ».

Quand je constate, une fois de plus, les capacités du corps humain, qui guérit tout seul, qui cicatrise, qui résiste à tant de choses. Même si ça marche pas tout le temps, ça continue de m’émerveiller.

Tout ça, si j’avais fait fleuriste, je ne l’aurais pas vécu.

Et puis, de toute façon, je suis allergique aux pollens.

29 réflexions au sujet de « Pourquoi j’ai bien fait de pas faire fleuriste »

  1. La vérité sort de la bouche des enfants, c’est évident ! bravo pour le post. A faire lire à tous les étudiants en première année quand ils auront un coup de blues. Toutes les années en fait, de la première à la … tout le temps.

    • oui, c’est vrai, pas que en première année 😉
      Tu as parfaitement résumé les petits bonheurs de notre métier !

      (bon moi aussi par moment je veux toujours faire fleuriste, ça doit quand même être sympa des fois. Mais financièrement beaucoup plus galère)

      • Merci, étant en paces (1ere année), effectivement, ça m’a bien remonté le moral dans les coups de blues ! Le chemin est long jusqu’à devenir Médecin Gé, mais je crois que ça vaut le coup de ne rien lâcher !
        Et c’est vrai, qu’il y a cette sensation idyllique de s’imaginer être fait un autre métier dans ces moments où l’on veut tout abandonner, (pour toi c’était fleuriste, pour moi autre chose), alors qu’en vrai quand on y réfléchit on sait que ce serait juste par simplicité, pour moins étudier, mais qu’on ne serait pas pleinement satisfait.

  2. CQFD, le Don Diego… un beau billet qui se passe de commentaires !
    mais la curiosité pr la photo d’accueil est trop grande : Nvelle-Zélande, île du Sud , ou un autre endroit sublime???

  3. Comme le commentaire de Marine plus haut, on regretterait (presque) de ne pas avoir fait médecine. En tout cas ça fait plaisir à lire 🙂 je reviendrai, à défaut de faire partie de la grande famille des patients je serai une lectrice!

    (et merci à Georges qui a relayé l’article sur Twitter, sans lui je ne serai jamais arrivée jusqu’ici blabla *Oscars Style* 😉 )

  4. Je suis externe en 5e année de médecine, et oooh combien de fois je me suis posée la fameuse question « mais qu’est ce que je fou la ??? »… A en croire ce texte que mon petit ami à partagé sur Facebook ( il est dans la même promo que moi), tu es généraliste. Et c’est précisément pour ce que tu racontes que je veux moi aussi le devenir. Cette polyvalence, le fait de faire partie de leurs vies comme tu le dis si bien. ça me redonne du courage ! Maintenant j’ai hâte!

    • Contente d’avoir pu te remotiver un peu! Je crois qu’on se pose tous la question du pourquoi, de façon plus ou moins régulière. C’est dommage que la fac ne joue pas son rôle pour nous apporter plus de réponses… mais heureusement, les patients, les collègues, les rencontres sont là! Bon courage pour la suite.

  5. Tant que je suis restée travailler à l’hôpital,plusieurs soirs par semaine j’enviais les 4 fleuristes devant lesquels je passais pour rentrer chez moi.
    Sincèrement.
    Grosse remise en question.
    Depuis que j’ai mon cabinet,jamais plus cette question.

    Très beau texte. Parfait reflet de notre quotidien.
    Vive la MG !!

  6. Ping : Les mots des autres | Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis

  7. Bonjour, très beau billet, merci pour cette prose.

    Je ressens exactement la même chose dans mon coin de campagne à moi. Pour moi ce n’était pas fleuriste mais « BEP Couture » (j’ai aussi le plus grand respect pour les couturières).

    Sauf que des fois, je suis crevé (de chez grosse fatigue, limite burn out). Et là je n’arrive plus à me souvenir pourquoi j’ai pas fait un BEP Couture.
    Alors je pars une semaine, ou je met les enfant en garde chez les grands-parents et j’emmène ma femme en week-end, et en général çà va mieux. Je vais jouer au tennis, courir, nager, voir un concert, j’oublie tout mon travail, tous mes patients. Il me faut bien 2 ou 3 jours pour vraiment « décrocher ». J’ai mes petites soupapes qui me font retrouver la pêche, l’envie, la patience, l’écoute, l’attention, la rigueur, la disponibilité que je dois à toutes ces personnes qui viennent me voir.

    Alors, tant pis pour les râleurs ; ces pauses j’en ai besoin pour me souvenir pourquoi j’ai bien fait de pas faire un BEP couture.

    Au plaisir de te lire prochainement…

  8. moi aussi je suis ravi de la médecine générale: 10 ans de pur bonheur; en particulier sur la dernière année: une procédure de sécu à mon encontre vis à vis des transports sanitaires, un anonyme qui véhicule à toutes les instances ordinales des saloperies sur mon compte avec les retombées que cela comporte, un confrère qui dépose une plainte disciplinaire pour une raison strictement injustifiée incomprise même par le conseil de l’Ordre ! A part ça, ça va, quand j’ai encore un peu de temps, j’apprécie la rare parcelle de bonheur de ce fabuleux métier. Pour des tas de raisons historiques personnelles, il me reste 10 ans de Sisyphe à tirer ….Ensuite, c’est promis je fais la manche …. Là pas de risque !

  9. Merci, je me sens de moins en moins seul. Mais avec tous ces beaux moments que vous évoquez si justement, comment expliquer que le métier n’attire plus grand monde parmi les nouveaux diplômés. Par le poids des contraintes imposées par Mme LACAISSE, par les charges qui nous écrasent ( financières, responsabilités, techniques) par l’absence de reconnaissance au sein de l’université et donc du CHU. Probablement un cumul de tout cela. Ma dernière remplaçante m’a dit: « c’est génial ce que vous faites tous les jours; c’est aussi passionant qu’à l’hopital »… peut-être une future collaboratrice ( j’ai 60 ans)!! et là je viens d’apprendre qu’elle est salariée dans une « maison médicale » où on exige d’elle un  » rendement » incompatible avec cette médecine passionnante qu’on a tant aimé… au point d’encaisser tout le reste…
    Dr Alain PARENT Paris

  10. Etudiante en troisème année de medecine aux Pays-Bas (mais originaire de France), je partage (déjà!) il me semble, ce même questionnement récurrent et cette même remise en question en parallèle à cette passion pour le corps humain qui me brûle depuis si longtemps! Que c’est bon de lire ce petit bout de votre expérience, ces commentaires et se sentir moins seule.. Serait-ce donc un sentiment partagé universel !?

  11. je suis aussi médecin généraliste et vit également, au quotidien, tous ces grands bonheurs…
    mais, malheureusement pour moi, ils ne compensent plus tous les emmerdes associés que l’on vit aussi dans notre métier
    c’est à cause de cette balance négative que j’envisage une reconversion, mais fleuriste ne me tente pas; je suis aussi allergique au pollens…
    la question, à laquelle je n’ai toujours pas de réponse, est : « mais qu’est ce que je vais bien pouvoir faire??? »
    alors je continue…. en me raccrochant à tous ces bonheurs que ton texte décrit si bien….

  12. Mais alors où est le problème ? pourquoi dans un secteur non sous-médicalisé, avec offre importante de spécialistes, hôpital de proximité, secteur de garde qui fonctionne, médecine très interessante correspondant parfaitement à ce qui est décrit ci dessus, région dynamique, pas trop loin d’une grande ville universitaire, cadre magnifique,etc … (j’arrête sinon on va croire que je travaille en sous main pour le syndicat d’initiative local), pourquoi donc est-il impossible de trouver des successeurs aux collègues qui s’arrêtent, laissent gratuitement une belle clientèle et un local pour un loyer symbolique ? Je n’ai pas de réponse mais cela me préoccupe pour l’avenir du territoire, il y a une vraie vie en dehors des grands centres urbains et elle permet de se déstresser facilement.

  13. Merci beaucoup!!
    Je suis dans la dernière ligne droite avant ces fameux ECN, je me pose beaucoup de questions sur mes choix, mes motivations… J’ai pleuré en lisant ce texte. Le stress, la fatigue, la peur de l’échec et de me tromper… Mais vous vivez la vie que j’espère et savoir que c’est possible me fait énormément de bien dans ces moments de stress.
    Alors Merci 🙂

  14. Farfadoc! merci pour ce billet bien marrant et enthousiasmant! Ou comment refaire du bien (sur son blog) avec du déjà bien dans la vraie vie. Continuez svp 🙂

  15. Très joli billet.
    Et alors attends quelques années, quand l’ex-enfant de 5 ans, que toi tu tutoies toujours par habitude, a soudainement 20-25 ans et t’annonce qu’il va être papa … Gratifiant mais petit coup de vieux en perspective 😉

  16. Chacun sa vie, chacun son chemin comme on dit. Mais j’ai halluciné si je puis dire en vous lisant. Le besoin de reconnaissance et les stimulations intellectuelles dont vous faites par sont elles inhérente au bonheur ? Je ne crois pas. De plus, la créativité ne stimule t’elle pas l’intelligence ?

    Un fleuriste aide les gens. Dans n’importe quel métier où on est en contact avec des êtres humains on peut aider les gens. Par exemple les coiffeurs, si vous saviez à quel point ils aident les gens ! Toutes les nénettes, car c’est généralement bien féminin, qui passent 2h à raconter leur vie et prennent leur coiffeur pour un psy. C’est bien simple les gens aiment qu’on les servent, car ils ont besoin de vider et réorganiser leur Psychisme. Surtout à l’heure actuelle. Un sourire, une main tendue c’est parfois autant qu’une opération chirurgicale.
    Vous n’êtes pas sans savoir que lors des obsèques on fait appel à un fleuriste, sans compté toutes les personnes malheureuse qui viennent chez le fleuriste. Mais après il s’agit d’une question : « qu’est ce que aider quelqu’un ». Est ce l’aider que de lui prescrire des médicaments alors que son mal n’est rien d’autre qu’un corps qui crie à l’aide car la personne n’en fait qu’à sa tête ?
    On entre dans un autre débat : la quasi totalité des mal à dit sont d’origine psychosomatique.

    Enfin, tout ça pour dire que lorsque je vous ai lu, j’ai trouvé que vous étiez un chouia trop terre à terre.
    Et je suis persuadée que si vous aviez fait fleuriste vous en serez très heureux.
    Si j’ai un conseil à vous donnez, élargissez vos perspectives.

    Cloé (qui n’est pas fleuriste)

  17. Merci pour ce magnifique billet que je relis dès que j’ai un p’tit coup de mou et qui me redonne le sourire et l’envie d’aller travailler pour tous ces bons moments (je suis médecin généraliste)

  18. Très beau témoignage qui devrait être lu par les étudiants en médecine plus souvent. En effet jusqu’à l’internat on des stages partout. Enfin partout dans l’hopital. Alors que les stages chez le généraliste sont bien plus réduits. Au final on se retrouve avec des étudiants qui choississent cette spécialité par défaut et non par choix. Et c’est en lisant des articles comme celui-ci qu’on se dit que oui c’est un métier magnifique !

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