J’ai toujours vécu dans un environnement plutôt privilégié. Dans mon entourage il n’y a pas beaucoup d’ouvriers ou de smicards, et pendant des années, sans rouler sur l’or pour autant, j’ai évolué dans un monde de cols blancs.
C’est au contact de mes patients, en discutant avec eux, en les écoutant me raconter leur travail, leur vie, leurs joies, leurs peines et leurs difficultés, que j’ai commencé à regarder ce qui se passait autour de moi d’un autre oeil.
Quand je vais faire mes courses, j’ai une pensée pour ceux qui ont mis tous les produits en rayon depuis 5 heures du matin, comme Julien. Avec des horaires décalés, et des collègues en arrêt maladie non remplacés, ce qui les oblige à bosser plus vite et davantage (mais pas pour gagner plus). Les articulations ne sont pas faites pour suivre un tel rythme, alors assez vite, les tendinites apparaissent. Le toubib conseille un arrêt de travail, Julien ne veut pas s’arrêter, parce qu’il ne sera pas remplacé, et qu’il ne peut pas faire ça aux collègues. Et puis au bout de quelques semaines, quelques mois, il a trop mal, il n’a plus le choix. Comme il a attendu, c’est plus long à traiter. Il reste en arrêt longtemps. C’est sa collègue Annabelle qui se retrouve à gérer son rayon, en plus du sien. Elle commence à vraiment souffrir de son bras gauche. Et le grand cycle des troubles musculo-squelettiques peut se poursuivre. J’y pense en attrapant ma boîte de chocolats en poudre sur l’étagère du dessus.
Quand je passe à la caisse, c’est plus compliqué. Les hôtesses de caisse ont un rythme tellement rapide pour passer les articles que j’ai du mal à suivre pour remplir mon caddie. Ça me fait mal pour elles, pour leurs épaules et leur canal carpien. Et je ne sais pas ce qui est le mieux : aller aussi vite qu’elles, ou lambiner pour qu’elles puissent se reposer un peu… au risque de diminuer nettement leur rendement, alors qu’elles sont sous pression pour le maintenir, et ça c’est Vanessa qui me l’a raconté. Elle m’a raconté aussi qu’elle n’avait pas le droit de boire pendant les heures de caisse, parce que « ça n’est pas professionnel » d’après sa chef, même si du coup elle a régulièrement des arrêts de travail pour des cystites (parce qu’aller aux toilettes plus d’une fois toutes les 6 heures c’est impossible). Cela dit, comme à chaque fois c’est une journée d’arrêt, ça ne coûte rien à la sécu, jour de carence oblige. Ça lui enlève juste une journée d’un salaire déjà pas mirobolant, tout ça parce qu’elle n’a pas pu boire et aller aux toilettes régulièrement.
Quand, en montant dans ma voiture, j’allume la radio et que j’entends que les Restos du coeur n’ont plus de sous et ne peuvent plus assurer, je pense à Sylvie. Elle n’a pas été à l’école, parce que même si en France l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans, quand on n’a pas de domicile autre qu’une vieille caravane et qu’il faut s’occuper des petits frères et soeurs, l’obligation devient vite optionnelle. Elle a 4 enfants maintenant. Elle s’est toujours battue pour eux. Et elle a appris à lire en même temps que les aînés, pour pouvoir les aider et suivre ce qui se passait dans leur scolarité. La famille n’a pas trop de sous, ils ont recours aux Restos pour réussir à tenir. Même si les enfants aimeraient bien de temps en temps avoir un petit bonus, genre une sucette en passant chez le boulanger, et que ça brise le coeur de leur maman de ne pas pouvoir leur donner, elle est sûre au moins de pouvoir leur donner à manger le soir quand ils rentrent de l’école. Sans les Restos, ce serait encore plus compliqué.
Je n’ai pas d’enfants, mais je peux discuter poussettes, coliques du nourrisson et pyjamas avec de jeunes parents.
Je suis au courant de la plupart des réformes scolaires, et je connais le point de vue d’élèves et de profs sur le sujet.
Quand il y a eu le tremblement de terre en Haïti, j’ai pensé à cette famille qui devait signer enfin les papiers d’adoption de leur petit garçon à Port au Prince.
A l’annonce de la réforme pour l’âge des retraites, j’ai pensé à Charles, à Guy, à Brigitte, et à tous les autres, qui sont déjà « cassés » physiquement par leur boulot, à 50 ans à peine. Je ne voyais déjà pas comment ils allaient tenir jusqu’à leur retraite, alors faire deux ans de rab…
J’entends parler du Pôle Emploi, et des deux côtés de la médaille. Par ceux qui sont inscrits, et par Amandine, qui y travaille, et craque un peu sous la pression de la hiérarchie et de la complexité administrative.
Pour les élections, j’ai le récit de la préparation côté mairie et du stress monstrueux que ça représente pour les employés.
Je discute organisation du ramassage des ordures ménagères de la préfecture avec Edouard, réglementation des voies ferrées avec Thierry, remplacements des exploitants agricoles avec Sophie, marathon du Mont Saint Michel avec Delphine.
Quand j’entends parler d’un sujet, j’ai presque toujours un visage ou une histoire en tête.
Je vois le monde à travers le prisme des histoires de mes patients. Peut-être que c’est le signe d’un trop grand investissement dans le boulot. Mais j’aime bien.
J’ai l’impression que ça m’ouvre les yeux.
edit : Docteur Milie l’avait dit avant moi, en parlant (et en en parlant bien) d’Ouverture sur le monde. Le monde entier dans un cabinet de Seine Saint Denis.