Inversion des rôles

Je suis médecin généraliste.
Dans mes journées de consultations, je gère tout plein de situations différentes : du suivi au long cours, des bébés pour leur croissance et leurs vaccins (enfin quand on a les vaccins disponibles), des petites ou un peu plus grosses urgences, des histoires de vie pas toujours faciles, et en ce moment, ça y est ça commence, des certificats. 
Dans mes journées de consultation, j’ai aussi, même si ça n’est pas la majeure partie de mon travail, des patients qui consultent parce qu’ils sont malades. Pas le cancer ou l’infarctus, hein, je parle des gens malades malades, qui ont au moins une rhinopharyngite, et que c’est affreux, et qu’il faut dégainer un maximum d’empathie (« C’est AFFREUX une angine, ça fait TERRIBLEMENT mal« ) pour réussir à dégainer un minimum de médicaments sur l’ordonnance (« En fait c’est viral, faut attendre que ça passe, mangez des glaces en attendant« ).

Et bien là, je viens de passer 15 jours en mode « vis ma vie de malade ».
J’ai eu une Laryngite Satanique.
(Laryngite Satanique, parce que laryngite tout court ça ne suffit pas à décrire l’abominable sensation de gorge qui se retourne sur elle-même quand je tousse toute la nuit à en perdre le souffle, et qu’en plus ça dure super longtemps).

Oui, ma Laryngite Satanique elle a la tête de Malmoth le méchant de Clémentine.

Oui, ma Laryngite Satanique elle a la tête de Malmoth le méchant de Clémentine.

Point sémiologie pour ceux que ça intéresse : la laryngite satanique, ça commence par l’extinction de voix. De « voix couverte » jusqu’à « silence radio » arrivée à J8 (en sachant qu’à J8 j’étais aussi au stade « je tousse tellement que je deviens toute rouge et que je me mets à pleurer toutes les 10 minutes et est-ce-que je peux avoir un verre d’eau s’il-vous-plaît parce que sinon je vais mourir »).

Bref. Quand on passe 15 jours dans le rôle de la malade en étant quand même dans une chaise de toubib, ça donne des réactions intéressantes de l’autre côté du bureau.

J’ai évidemment eu droit aux traditionnels « Houlala, mais faut consulter, docteur! » et « Ah mais les médecins aussi ils tombent malades? », avec petit rire obligatoire (ce qui devient un chouilla irritant quand c’est la 14e fois de la journée).
Et puisque je jouais le rôle du malade, mes patients ont pris celui du docteur. Certains n’avaient visiblement pas trop envie de parler de leur problème du jour (pourtant ça serait bien qu’on discute de vos résultats de prise de sang!), et ont saisi l’occasion de changer de sujet « mais je vais pas vous embêter, vous êtes malade… ça fait longtemps que vous toussez comme ça? ».
Beaucoup ont accusé la Clim. Ce qui est assez fortiche étant donné que je travaille dans un cabinet mal isolé, plein sud, non climatisé. Mais entendre « ah ça, c’est la clim!!! » quand on est en sueurs dans le noir par 30°, ça a son charme.

Oubliez le paludisme ou le cancer. Le principal risque pour la santé, c'est LA CLIM

Oubliez le paludisme ou le cancer. Le principal risque pour la santé, c’est LA CLIM

Une pensée spéciale à cette maman qui a dit à sa fille « tu vois, le docteur elle a trop fait la fête! » en m’entendant parler (erreur diagnostique manifeste, elle a de la chance, elle n’a jamais eu de Laryngite Satanique).

J’ai surtout eu plein de voeux de bon rétablissement et de « soignez-vous bien » et « prenez soin de vous »… Y compris (surtout) de la part de patients « vraiment » malades et qui eux ne vont pas guérir en 15 jours.

Et il y a eu cette journée où je ne pouvais pas du tout parler, et où j’ai fait toutes mes consultations en chuchotant. Toute la journée, j’ai chuchoté, parce que je ne pouvais pas faire autrement. 
Toute la journée, mes patients ont chuchoté en retour.

C’était magique, parce que d’abord, c’est reposant une journée à un niveau de décibels aussi bas.
Mais surtout, c’est magique de constater que même dans une position de « médecin » face à un « patient », les rôles ne sont pas si figés que ça. Et que l’empathie, ça marche dans les deux sens.

Alors oui, parfois, il y a des patients irrespectueux, des lapins, des attitudes irritantes. Mais l’immense majorité de mes patients, ils chuchotent quand je ne peux pas parler. Rien que pour cette piqûre de rappel bisounoursienne, ça valait le coup d’être malade.


PS: cette journée à chuchoter tous ensemble, ça m’a fait penser très fort à ce que j’ai pu apprendre sur les neurones miroir, entre autres dans Sur les épaules de Darwin. A mon sens, c’est fascinant, et ça explique plein de choses sur le fonctionnement de l’empathie… Vous pouvez aussi aller jeter un oeil ici ou ici.