Bonne poire

Etre gentille c’est important. Pour moi c’est une vraie qualité. Faire attention aux autres, avoir envie de les aider, ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’on me fasse, ces valeurs-là. Ça m’a toujours agacée cette dérive du « ah oui, elle est gentille », version « bien brave », option « un peu bête qui se laisse marcher dessus ».

Donc oui, je suis gentille, enfin en tout cas j’essaie.
Le problème, c’est que le glissement de la gentillesse à la bonne poiritude est très facile.

Quand on n’est pas gentil, on laisse le collègue malade se débrouiller pour sa garde en disant qu’on a piscine.
Quand on est gentil, on dépanne le collègue qui ne peut pas faire sa garde parce qu’il a la gastro.
Quand on est bonne poire, on dépanne le collègue qui ne peut pas faire sa garde parce qu’il a encore la gueule de bois.

Quand on n’est pas gentil, on enguirlande le patient en retard coincé dans les bouchons.
Quand on est gentil, on accepte gracieusement les excuses du patient qui la veille, pour la première fois, a oublié de venir, et on lui refixe un rendez-vous.
Quand on est bonne poire, on appelle celui qui n’est pas venu aujourd’hui, et on lui donne un rendez-vous le soir même parce qu’il n’était pas réveillé le matin et demande un rendez vous rapide.

Quand on est gentil, on jette un coup d’oeil sur les oreilles de la petite dernière qu’on a vue 10 jours avant pour une otite, pendant que le grand finit de se rhabiller.
Quand on est bonne poire, on voit le grand, la petite, et on fait le courrier pour que la maman aille chez la dermato, le tout en une consultation, ça fera 26 euros merci.

Quand on est gentil, on dépanne un patient d’un spray de ventoline par téléphone, en lui préparant une ordonnance qu’il passera chercher au cabinet médical.
Quand on est bonne poire, on dépanne beaucoup. Et un soir, on se retrouve à compter le nombre d’enveloppes préparées pour des patients qui ont laissé un message au secrétariat, et il y en a 11. Sans compter les coups de téléphone pour des avis sur les résultats de prise de sang ou donner un conseil. 11 enveloppes , quand on a vu 25 patients « pour de vrai » dans la journée, ça fait beaucoup. Trop, probablement.

Je suis donc une bonne poire. Et à force, ça dévalue mon travail et mon temps. Et ça use.

Donc objectif : débonnepoirisation. Je commence aujourd’hui.

Mais voilà…

Audric a besoin d’une ordonnance pour le renouvellement de ses séances d’orthophonie. Il y va depuis 2 ans pour un retard de langage qui progresse bien, je ne suis absolument pas compétente pour évaluer la nécessité de poursuivre ou non. Enveloppe n°1.

Béatrice a appelé pour que je lui refasse l’ordonnance de rééducation du post partum. Elle a fait les trois premières séances avec sa sage-femme, mais les horaires ne collent pas, elle voudrait continuer chez la kiné, mais il lui faut une autre ordonnance. Enveloppe n°2.

Cécile a perdu l’ordonnance de pilule que je lui ai faite il y a trois mois. Enveloppe n°3.

Frédéric, que j’ai vu la semaine dernière pour sa visite d’aptitude au sport et qui avait une nouvelle poussée d’eczéma, pensait vraiment qu’il lui restait du Diprosone à la maison. Mais le tube est périmé. Enveloppe n°4.

J’ai vu Baptiste il y a 10 jours pour son rappel de vaccin et une visite globale. Le collège réclame un certificat d’aptitude au sport en milieu scolaire pour la rentrée. Enveloppe n°5, en attendant d’aller discuter une bonne fois pour toutes avec le directeur pour lui expliquer mon point de vue, collège privé ou pas.

Stéphanie a appelé pour demander une ordonnance de DTP et de Pneumo 23. Je l’appelle, parce que je ne suis pas sûre que ce soit adapté. Effectivement, projet de grossesse donc plutôt DTP + coqueluche à faire, et n’a pas d’indication au Pneumo23. Enveloppe n°6.

La maman de Titouan a déposé la licence de foot à signer et tamponner, je l’ai vu trois jours avant. Enveloppe n°7.

Jérôme rappelle. Son éruption cutanée bizarre ne répond pas au traitement. Comme on l’avait convenu, je lui prend rendez-vous chez le dermato. Courrier à faire, mis dans l’enveloppe n°8.

Laura a une anémie par carence martiale découverte au don du sang. La faute à ses règles abondantes. Un coup de fil et une ordonnance pour une supplémentation en fer dans l’enveloppe n°9.

Bien sûr, chacune de ces enveloppes ne prend pas énormément de temps. C’est l’accumulation qui joue sur l’emploi du temps et sur mes nerfs. Surtout quand la demande n’est pas adaptée, ou pas si simple.

Par exemple la demande d’Antoine, 42 ans, qui veut un certificat pour un marathon. Pas vu depuis deux ans, pas question de lui faire ça comme ça. Pas d’enveloppe n°10, mais un coup de fil de 5 minutes pour lui expliquer que non, je ne peux pas lui faire sans le voir, même si sa compétition est dans 10 jours et qu’il n’a pas le temps de venir avant.

Ou celle de Catherine, qui a pris rendez vous chez le chirurgien parce qu’elle a mal à l’épaule, et veut un courrier. Pas d’enveloppe n°11, mais nouveau coup de fil à rallonge.

Le chemin de la débonnepoirisation va être long, je crois.

Si vous avez des pistes, je suis preneuse.

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