Confraternité. Joli mot, mais concept flou. Pour moi, en tout cas, même si je crois que j’ai à peu près compris le principe général.
Pour résumer, être confraternel, c’est bien. C’est signer les courriers en envoyant nos « salutations confraternelles » à nos « chers confrères » et « chères consoeurs ». C’est faire comme si on était une grande famille. Non, c’est ÊTRE une grande famille.
Par contre, critiquer un collègue, ce n’est pas confraternel. C’est mal. Surtout, on ne dit jamais du mal d’un confrère devant un patient.
Ça, c’est la théorie. En pratique, ça se complique.
Marylène souffre de fibromyalgie. Elle a mal, tous les jours, tout le temps, à ne plus pouvoir porter sa petite-fille qui vient de naître. Elle a un travail qu’elle adore, mais depuis la mise en place d’une nouvelle organisation au sein de son équipe, l’ambiance est pourrie. Sa fibromyalgie la fait souffrir encore plus qu’avant. Son médecin du travail l’a déclarée inapte temporaire pour un mois. Elle a été voir son médecin traitant. Il lui a dit que c’était dans sa tête, et n’a pas voulu l’arrêter.
Je ne comprends pas pourquoi, et ça provoque tout un débat dans ma tête. Soit ça ne s’est pas passé comme ça, et Marylène est une actrice très douée qui me raconte des bobards, ou une patiente un peu perdue qui n’a pas compris ce que son médecin lui disait. Soit ça s’est passé comme ça, et je trouve ça limite de la part de mon confrère. Dans un cas, je ne fais pas confiance à ma patiente, et ça m’embête. Dans l’autre, j’ai ma sonnette interne « confraternité bafouée » qui s’allume. Celle qui fait « je ne suis pas confraternelle, bouh, c’est maaaal! ».
Ça fait trois ans maintenant que je suis le médecin traitant de Marylène. Quand elle me reparle de son ancien médecin traitant, je dis simplement que nous n’avons pas la même façon de travailler.
J’estime mon ton d’hypocrisie en disant ça à 30%. A peu près.
Parfois, le taux grimpe. Comme quand j’ai vu Noé l’autre jour.
Les parents de Noé l’emmènent un soir chez le médecin de garde. Il vomit tous ses biberons depuis le matin, et ses diarrhées débordent des couches. Les parents sont inquiets, Noé n’a que 6 mois, c’est leur premier bébé. Le médecin leur prescrit un médicament-contre-le-vomi, un médicament-contre-la-diarrhée, un autre médicament-contre-la-diarrhée-qui-refait-plus-ou-moins-la-flore-intestinale.
Le lendemain, Noé n’est pas franchement mieux. Il est même en train de se lyophiliser tranquillement. Débute alors mon numéro de funambulisme verbal, qui consiste à expliquer aux parents que le seul médicament indispensable dans la gastro, c’est le soluté de réhydratation, et que le reste ne sert à rien… mais sans critiquer la prise en charge du collègue de la veille.
Hypocrisie 90%.
Bien sûr, il est facile d’arriver en deuxième ligne. Facile de critiquer après coup. Facile de ne voir que ce que j’aurais mieux fait, et de ne pas trop penser à ce que j’aurais moi-même manqué.
Peut-être le médecin de garde a-t-il simplement oublié une ligne sur l’ordonnance? Peut-être avait-il des soucis personnels qui le rendaient moins disponible et concentré? Ça peut arriver, bien sûr. On a le droit de se tromper, d’ailleurs on se trompe tous, parfois.
Mais il en va des médecins comme de toutes les professions. Certains sont mauvais. Certains sont potentiellement dangereux pour leurs patients. Est ce que la confraternité, ça implique de les couvrir coûte que coûte? Où est la frontière entre confraternité, hypocrisie et corporatisme? Et en pratique, je fais quoi dans cette situation?
Donc, si je crois découvrir une erreur commise par un confrère (au hasard : ne pas prescrire de réhydratation à un nourrisson qui fait une gastro), il m’est conseillé par le Conseil de l’Ordre d’entrer en contact avec lui.
OK. Ça va être sympa, comme coup de fil.
Allo, bonjour, c’est Farfadoc… Je vous appelle au sujet du petit Noé que vous avez vu hier en garde… Je l’ai revu aujourd’hui, c’est pas la grande forme… J’ai du mal à estimer la perte de poids depuis hier, je crois que vous l’avez pesé avec sa couche… Je suis un peu étonnée, vous n’aviez pas prescrit de soluté de réhydratation hier, un oubli peut-être? Comment? De quoi je me mêle? Ben c’est à dire que…Pour qui je me prends? Non mais quand même, c’est important le soluté de réhydratation .. je pensais que ça pouvait être utile d’en discuter…
→ et BAM, raccrochage au nez.
J’exagère peut-être. Mais vu l’habitude bien ancrée dans nos contrées de voir l’erreur médicale comme une faute inconcevable et pas comme une occasion de progresser, je ne vois pas comment un tel appel pourrait être bien pris.
Il n’est d’ailleurs pas complètement exclu que, passant un tel coup de fil, je sois accusée de ne pas être confraternelle en tenant un tel discours.
La confraternité est une notion à géométrie variable.
Parfois, j’ai aussi l’impression que la confraternité, c’est surtout une bonne excuse pour ne rien faire.
Un soir, quand j’étais remplaçante, je suis arrivée un peu en retard à la maison médicale de garde. J’y ai trouvé le Dr Cheminée, visiblement alcoolisé, qui s’était trompé dans son planning et pensait être de garde ce soir-là. Il a appelé sa femme en bredouillant pour qu’elle revienne le chercher en voiture, et est parti en tanguant. Je ne le connaissais pas. J’en ai parlé le lendemain à mes collègues. Tout le monde savait qu’il était alcoolique, et que ça retentissait sur la qualité de son travail. Personne ne disait rien, sous prétexte de confraternité.
Elle a bon dos, la confraternité.
La médecine n’est pas un commerce. Nous ne sommes pas en compétition les uns avec les autres. Nous avons des façons différentes de travailler. Nous nous trompons tous, parfois. Nous avons besoin des confrères pour rattraper nos bourdes, mais aussi pour les patients à qui notre façon de travailler ne convient pas, ou pour prendre en charge les situations que nous ne savons pas gérer.
Pour toutes ces raisons, la confraternité, c’est un principe super important. Pour moi, il reste difficile à appliquer, parce que je trouve qu’il ne doit pas l’emporter sur la confiance et l’honnêteté que nous devons à nos patients.
C’est un peu la quadrature du cercle. Rester confraternelle sans être hypocrite.
Mais après une longue réflexion, j’ai enfin trouvé.
L’illumination.
Le souci, ce sont les différends entre praticiens. Même que c’est dommageable pour les patients, c’est le conseil de l’Ordre qui le dit :
Donc pour que la confraternité règne, il ne faut pas de différends.
En fait, c’est tout simple : il suffit que tous mes confrères soient d’accord avec moi.
Et ne me dites pas que je suis mégalo.
Ça ne serait pas très confraternel.
Bonjour,
Je ne suis pas confraternel et, un jour, je le sais, cela va se terminer au Conseil de l’Ordre.
Mais je ne suis pas si courageux que cela. Car je connais des confrères dangereux, nous connaissons des confrères dangereux, ici, chez moi, nous en avons parlé l’autre jour entre nous lors d’une réunion d’association et nous sommes convenus de ne rien faire. Par paresse, par lâcheté, par peur, peut-être qu’un confrère nous trouve également dangereux…
Deux commentaires : la fibromyalgie. Je dé-prescris. Noé : l’état d’hydratation d’un nourrisson peut se dégrader très vite et le médecin vu dans un deuxième temps aurait pu corriger sa prescription. La prescription de placebos chez le nourrisson est une plaie : mais qui ne l’a pas fait ?
Merci pour ce billet.
Par expérience, rares sont les médecins qui prescrivent facilement les SRO par rapport aux autres médicaments… Et encore plus rares qu’il y ait l’explication avec.
@docdu16 : Ce qui gêne ici, ce n’est pas la prescription du placebo… C’est la non-prescription du SRO. Non?
Si. 🙂
Oui la confraternité est parfois un exercice périlleux. Il m’arrive parfois de râler après un confrère mais souvent je le regrette, car la plupart du temps la situation n’est pas si claire.
Pour moi la confraternité, c’est avant tout la garantie de la présomption d’innocence. Et je trouve qu’effectivement quand on a un doute, appeler le praticien est la meilleure des solutions, même si c’est difficile et demande beaucoup de tact. Parce que même s’il se fâche, il aura entendu ton message. C’est important d’avoir du retour, même négatif. Il est possible que le médecin qui a vu Noé ait demandé si les parents avaient du SRO et qu’ils aient répondu par l’affirmative en disant qu’il ne supportait pas ou le recrachait, et que le mg ait insisté sur l’importance …. Ou pas! Je ne le sais pas. Et tes patients ne mentent pas, il relatent à leur manière.
Pour le mg alcoolique, je crois en la mission de confraternité comme un soutien et non comme un voile sur la mise en danger d’autrui. Ici aussi je pense que le mieux est de proposer de l’aide dans la souffrance, des structures existent pour les médecins et le cdom peut y aider.
La confraternité est primordiale mais cela ne signifie pas que l’on soit d’accord sur tout 🙂
Merci pour ce billet qui fait réagir!
Nous avons le même problème en tant qu’auxiliaires de vie. Je fais des conneries, je vois des conneries, un point partout la balle est au centre. Sauf que notre organisation fait qu’on est assez isolées et qu’on ne se rencontre pas, donc pour en parler. Bref, pas simple.
Cependant, en tant que patiente lambda, j’avoue que votre confraternité me fait un peu peur. Ça fait un peu théorie du complot vu de l’extérieur, tous unis contre les patients. Bon, j’exagère, mais je vois pas comment on peut rester lucide et accepter de se remettre en question dans ces conditions… et c’est bien dommage.
Chère consoeur,
oui la confraternité est importante, parce que si un médecin fait une « erreur », dis-toi bien que cette même erreur pourrait t’arriver un jour! Bon, je te l’accorde, on voit parfois des erreurs qu’on s’imagine mal reproduire…
Après quelques années de pratique, j’ai quand même l’impression que les gens ne sont pas si bêtes que ça. Que quand leur médecin est incompétent, ils n’ont pas forcément besoin qu’on leur redise, ils s’en rendent compte eux-même et ce n’est pas la peine d’enfoncer un confrère. Quelques loopings de style suffisent: « l’art est difficile », « aujourd’hui je pense que ce n’est pas ça, mais c’est un diagnostic difficile après seulement 15 jours de douleur », « vous savez la chirurgie, c’est comme la cuisine, il y a plusieurs recettes ». Et une de mes préférées devant le phlegmon de la main sous antibiotiques par le médecin traitant depuis 1 semaine et toujours pas mieux: « vous allez voir un médecin, il vous prescrit des médicaments, vous allez voir un chirurgien, il vous opère ».
Quand je vois une « mauvaise prise en charge », je me dis que c’est mon point de départ, tant pis pour ce qui s’est passé (ou pas passé) avant. Je vais faire « au mieux » et je ne cherche pas à balancer sur mon confrère qui n’a pas fait ce que je considère qui aurait dû être fait, même si le retard thérapeutique diminue les chances de guérison.
Demande toi à quoi ça sert de critiquer ? Pour le patient, sûrement à rien, pour le confrère, peut-être à quelquechose si tu lui envoies un courrier confraternel… avec ton talent d’écriture, tu devrais pouvoir y arriver.
Bien Confraternellement.
Dr Keelkazer, chirurgien de l’extrémité
Bonjour Farfa
Comme tu le signales prudemment, il faut être très vigilant par rapport aux dires du patients. J’aimerais que me confrères, surtout les hospitaliers, en aient plus conscience. Mais parfois, le doute n’est pas permis, surtout quand la connerie est écrite noir sur blanc.
Dans un différend que j’avais avec un confrère, mon avocat, devenu bâtonnier depuis, a sursauté en lisant « Les médecins se doivent assistance dans l’adversité », phrase qui n’est assortie d’aucune réserve claire. Il m’a fait remarquer que cette phrase était maçonnique.
J’ai assisté des victimes d’erreurs médicales dans des expertises et j’ai pu constater à quel point cette assistance était puissante. Cela m’a profondément écoeuré.
Tu soulèves à juste titre la lâcheté de ceux qui savent que le Dr X est dangereux, mais ne font rien d’autre que d’en médire entre-eux. Quand j’étais étudiant, je me souviens de la triste réputation du chirurgien chef de l’hôpital de la rue de V. Une boutade circulait chez les médecins : « Si vous avez un accident rue de V côté numéros impairs, rampez du côté des numéros pairs car la rue partage deux secteurs et vous serez soignés dans l’hôpital Y. »
Cela me rappelle Manon des sources, et les conséquences cruelles de la lâcheté de ceux qui se taisent. Comme le disait Desproges, « Il y a des métastases qui se perdent ».
Il faut clairement trouver un juste milieu. Il me semble qu’un signalement à l’Ordre peut être utile, bien qu’il soit sans doute préférable de le faire anonymement ce qui lui enlève de la valeur.
En fait, il faudrait un service officiel permettant de recevoir des alertes, comme les signalements de malades mentaux dangereux. En cas de signaux convergents et répétés, une enquête discrète serait diligentée. Je pense que cela sauverait des vies.
J’ai eu le problème sur mon forum. Deux fois. Un confrère dangereux a été signalé et j’ai choisi de ne pas effacer l’information devant l’évidence. Par exemple http://www.atoute.org/n/forum/showpost.php?p=2420006&postcount=5003 (bien avant l’opération de Johnny). Depuis, il a fait faire un grand ménage sur le web et les sources sont difficiles à trouver, mais à l’époque, c’était gratiné.
En tant que patiente atteinte depuis l ‘âge de 19 ans d ‘un did bien équilibré mais ayant dû déménagé souvent pour des raisons professionnelles, j’ai rencontré de nombreux médecins et cette » confraternite » telle que vous l’évoquez m ‘est souvent apparue comme une véritable omerta.
C’est parfois couvrir à tout prix un « con-frère » au détriment du patient.
Je précise que j’ai beaucoup de gratitude pour presque tous les soignants que j’ai pu rencontré en 20 ans. Grâce à eux je vis heureuse et en bonne santé, presque comme tout le monde.
Cordialement et bravo pour le blog.;-)
Je suis enseignante (en ecole d’ingenieurs), et je suis parfois confrontee a des problemes un peu similaires (mais d’une moindre gravite potentielle, puisque la sante des eleves n’est pas en jeu…) Le « on ne travaille pas pareil », je l’ai deja sorti a des anciens etudiants qui se plaignaient de leur enseignant de l’annee suivante (alors qu’en l’occurrence, ca fait des annees que tout le monde sait que le collegue en question fait n’importe quoi en cours, reussit a vider les 3/4 de son amphi en quelques semaines alors que la presence est censee etre obligatoire, et en plus est particulierement imbu de lui-meme et donne des lecons a tous ses collegues…) C’est plus delicat lorsque par exemple il s’agit de copies corrigees par un collegue lors d’un devoir commun et qu’on constate que celui-ci a corrige n’importe comment (la aussi, en general au bout d’un moment on sait bien quelles sont les quelques personnes qui baclent leur travail et ne sont pas fichues de respecter un bareme), parfois l’impact potentiel peut etre important puisque le passage en annee superieure peut se jouer a quelques dixiemes de points de moyenne generale… L’erreur est humaine (et les etudiants ont parfois une memoire assz selective, ou une tendance a critiquer certains enseignants pour des problemes qui ne sont nullement de leur ressort) mais quand ce sont toujours les memes personnes qui posent probleme, c’est embetant…
Dans un autre domaine, cela me rappelle aussi le cas d’un ami, qui avait fait une these de physique dans des conditions particulierement difficiles avec un directeur incompetent et souvent incomprehensible: il lui avait fallu des mois avant d’apprendre que celui-ci etait entre autres depressif et alcoolique, et que la plupart des gens dans son domaine de recherche le savaient, mais personne n’avait juge bon de le prevenir avant le debut de sa these… Et ensuite, il etait trop tard pour changer.
Sans parler directement de confraternité, en tant qu’infirmiers, nous sommes simples collègues qui constituons une équipe. Des collègues sur qui on doit pouvoir compter quand on bosse ensemble, à qui on doit faire confiance, et dont on récupère le travail de l’amplitude horaire précédente. En psychiatrie, on a un truc chouette, la base de la base des soins qui s’appelle la cohérence du cadre – cadre thérapeutique, donc. Pour que des patients particulièrement vulnérables psychiquement puissent se sentir en sécurité, avec des soignants qui sont tous d’accord sur une ligne de soins à appliquer.
Je fais le rapprochement avec ton histoire parce que c’est assez difficile de rester cohérent, de soutenir son collègue qui vient de faire une bourde, ou qui arrive plus ou moins alcoolisé, ou qui a décidé qu’il ne tiendrait pas compte de l’avis de l’équipe et qu’il ferait les soins à son envie. Surtout lorsque les conséquences sur les patients sont immédiates… Il ne s’agit même plus d’hypocrisie à mettre en oeuvre, mais comment gérer une incohérence qui risque d’angoisser massivement un patient. Et c’est là qu’on mesure la limite des compromis qu’on peut faire avec les personnes avec qui on travaille…