C’est pas pareil.

C’est une femme de 26 ans, victime d’une morsure de chien au poignet. C’est arrivé un soir, ça lui a fait très mal, et surtout ça avait l’air profond. Un avis médical a confirmé la nécessité d’une exploration au bloc opératoire, programmée pour le lendemain matin.
Elle a donc appelé son employeur pour lui dire qu’elle ne pourrait pas être là le lendemain, qu’elle serait à la clinique. On lui a demandé quand elle pourrait reprendre le travail. Elle a répondu qu’elle n’en savait rien, que ça dépendrait des chirurgiens, mais elle a bien compris que ça allait être compliqué pour l’organisation du travail. Alors le lendemain, quand le chirurgien lui a dit que c’était 8 jours d’arrêt, elle a dit « non non, ça va aller ». Et elle a repris le travail deux jours plus tard avec son poignet immobilisé, sans pouvoir conduire, sans pouvoir écrire, mais présente au poste.

C’est un homme de 51 ans. Il se fait opérer d’une hernie inguinale. Une opération simple, 7-10 jours d’arrêt. Mais il ne peut pas s’arrêter. Alors il n’a pris que 3 jours. Il mettra finalement beaucoup plus longtemps à s’en remettre complètement, il a eu mal, ça a traîné. Mais il est au travail.

C’est une merveilleuse jeune femme de 34 ans. Son moral n’est pas au top. Elle se sent nulle, sa confiance en elle est proche de moins douze, elle dort mal, mange peu. De temps en temps, elle refait surface, un peu, seulement pour mieux dégringoler ensuite. Le tout entretenu par des humiliations et remontrances de sa hiérarchie. Elle va un peu mieux quand elle peut rester chez elle, à l’abri des réunions inutiles et stressantes, en économisant le peu d’énergie disponible pour se faire chouchouter par ses proches et essayer de faire le point. Mais pas question d’aller consulter, pas question de dire qu’elle ne se sent pas capable d’aller travailler. Elle ira demain comme prévu, la boule au ventre et un fardeau de trente tonnes sur les épaules, affronter les zaffreux qui lui maintiennent la tête sous l’eau.

C’est un homme de 30 ans, qui a attrapé la gastro. Nauséeux et mal au ventre depuis le milieu de la nuit, a vomi plusieurs fois. Mais pas question de louper le travail. Il y va tout de même, court aux toilettes régulièrement, et a même dû se détourner rapidement d’un client pour ne pas lui vomir dessus. C’est une journée affreuse pour lui, et pendant laquelle il a possiblement contaminé plusieurs personnes, mais rester à la maison n’était pas une option.

Ces patients existent, je les ai rencontrés. Leur point commun? Ils ne peuvent pas s’arrêter.

Vous comprenez, ils sont médecins.

Et les médecins, ça ne prend pas d’arrêt de travail.

Parce que les médecins ont des vies à sauver et sont irremplaçables. En tout cas c’est ce qu’on leur fait rentrer dans la tête à coup de clichés et de preuves par l’exemple et de « marche ou crève », pendant leurs études et après.

Ces mêmes médecins, s’ils avaient des patients à prendre en charge avec les mêmes pathologies, seraient les premiers à leur dire
« Mais là il faut penser à vous avant de penser à votre travail »,
« Vous serez plus vite efficace en vous reposant un peu »,
« Vous n’êtes pas en état d’aller travailler »,
« Je vous fais un arrêt, c’est non négociable ».

Mais si vous leur faites remarquer ça, ils vous diront tous « Oui mais c’est pas pareil ».

Je le sais, parce que ces médecins existent, je les ai rencontrés.
La morsure, c’était la mienne. La hernie, celle de mon maître de stage, la déprime, celle d’une amie, la gastro, celle de mon collègue aux urgences.

« C’est pas pareil ». Probablement parce que « c’est différent ». Raisonnement par l’absurde qui fait qu’on tourne en rond.

Nous autres médecins sommes vraiment les pires patients du monde.

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